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Rose Bertin met la mode à la mode

Et si la fast fashion avait com­men­cé au XVIIIe siècle ? Avec un peu d’audace, on pour­rait tirer cette conclu­sion lorsqu’on observe la car­rière et les inven­tions de Rose Bertin, « ministre de la Mode » de Marie-​Antoinette, qui en créa les pre­miers codes.

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C’est un soleil de prin­temps qui éclaire le cabi­net de Marie-​Antoinette à Versailles, ce matin du 11 mai 1774. Les murs ten­dus de tis­sus blanc et or, les miroirs dra­pés de soie­ries, la harpe et le pia­no ver­ni, la che­mi­née de marbre rouge impres­sionnent ter­ri­ble­ment la jeune femme qui attend sur son fau­teuil doré. Marie-​Jeanne, qu’on appelle Rose, est venue ren­con­trer la reine de France. Elle a posé près d’elle les malles qu’elle a soi­gneu­se­ment pré­pa­rées, des jours durant, pour éblouir Sa Majesté. Des étoffes flam­boyantes et des rubans fluides comme de l’eau, des parures de cou irré­sis­tibles, des den­telles trans­lu­cides. Si la sou­ve­raine est séduite, la vie de Rose, obs­cure rotu­rière picarde, va pétiller.

Marie-​Jeanne Bertin est née à Abbeville (Somme) en 1747 dans une famille modeste. Elle est pla­cée comme appren­tie chez Madame Barbier, mar­chande de mode. Un métier très répan­du à l’époque, qui consiste à vendre des orne­ments de mer­ce­rie ain­si que des « ouvrages faits ». Bonnets, cha­peaux, man­te­lets, cols et cra­vates, sou­liers, bas, man­chons, éven­tails, mitaines et gants… Les mar­chandes de mode sont « les artistes qui donnent à la robe son accent, son esprit et sa grâce », pré­cise l’historien Bertrand Meyer-​Stabley *. Elles sont aus­si sty­listes, conseillères pour les « dres­sings » de leur·s client·es.

Non seule­ment Rose apprend vite à coudre, bro­der, fau­fi­ler, mais elle montre de véri­tables dis­po­si­tions dans ce domaine. Les clientes vont vite se fier à ses conseils. La jeune femme rêve de gran­deur et quitte bien­tôt Abbeville pour tra­vailler dans une modeste bou­tique de la capi­tale, puis au Trait Galant, excel­lente mai­son qui four­nit la bonne socié­té. Rose déploie ses talents, mais aus­si son ambi­tion, dévo­rante, qui ne la quit­te­ra jamais. Elle ouvre bien­tôt son propre maga­sin de mode. À 26 ans, la voi­ci pro­prié­taire de sa bou­tique : Le Grand Mogol. Une adresse de la rue du Faubourg-​Saint-​Honoré qui va rapi­de­ment cou­rir de bouche à oreille dans tous les salons de Paris.

L’énergie et la créa­ti­vi­té de Rose, alliées à son sens des affaires, font mer­veille. Elle emploie bien­tôt trente per­sonnes, son maga­sin ne désem­plit pas. La duchesse de Chartres, amie de la reine, compte par­mi ses riches habi­tuées. Elle orga­nise une entre­vue entre les deux femmes dont elle pressent qu’elles vont s’entendre. Le résul­tat est au-​delà de ses attentes : cette ren­contre va mar­quer un tour­nant dans la vie de l’une comme de l’autre.

Royale fashio­nis­ta

Rose et Marie-​Antoinette se sont bien trou­vées. La reine vient d’accéder au trône de France, elle a 19 ans et ne s’occupe pas de sa toi­lette, lais­sant à sa dame d’atours, la très plan-​plan duchesse de Cossé, le soin de choi­sir pour elle. Pas vrai­ment une réus­site. Sa propre mère, l’impératrice Marie-​Thérèse d’Autriche, laisse entendre dans ses lettres qu’elle la trouve très mal fagotée. 

En lui mon­trant des parures plus auda­cieuses, plus étin­ce­lantes, Rose éveille chez Marie-​Antoinette un goût pour la mode qui ne s’éteindra plus. En quelques mois, elle devient une véri­table fashio­nis­ta. La mar­chande éduque la sou­ve­raine et lui apporte une élé­gance qui impres­sionne l’Europe entière. Marie-​Antoinette est une véri­table influen­ceuse, dont Rose sait se ser­vir pour déve­lop­per son entre­prise. Car, chose inédite, alors qu’elle sert à Versailles, elle conserve son com­merce. Et pro­pose même à sa clien­tèle les créa­tions, à peine modi­fiées, qu’elle four­nit à la reine. Succès fou. Toutes les femmes (for­tu­nées) peuvent s’habiller comme Sa Majesté. Mais donc, aus­si, Sa Majesté s’habille comme toutes les femmes. Dangereux pour l’image sacrée du corps royal. 

Ça grince à la cour, où « La Bertin », comme on la sur­nomme, déplaît for­te­ment. Et puis son inti­mi­té avec la reine attise les jalou­sies. Les deux femmes se voient en tête-​à-​tête – dingue ! – deux fois par semaine. Celle qu’on sur­nomme la « ministre de la Mode » habille le Tout-​Paris comme le Tout-​Versailles. Sa noto­rié­té dépasse bien­tôt les fron­tières, pénètre les cours d’Europe. Elle gagne des for­tunes. D’autant qu’elle a eu une idée géniale.

Les sai­sons du luxe

Jusque-​là, on achète de nou­veaux habits lorsque les siens sont deve­nus inadap­tés, usés ou pour des évé­ne­ments excep­tion­nels. Rose Bertin décrète le chan­ge­ment obliga- toire selon la sai­son. La reine applau­dit. C’est ain­si qu’elle invente la mode et une nou­velle façon de consom­mer le vête­ment. Cela s’accompagne de dépenses fara­mi­neuses qui scan­da­lisent la cour et, bien­tôt, le pays entier.

La Bertin n’est pas qu’une com­mer­çante, elle est une authen­tique artiste, ins­pi­rée et créa­tive. Elle réa­lise des robes somp­tueuses, dont le grand habit de cour, pas­sage obli­gé du pro­to­cole, la pano­plie offi­cielle de la reine. Multiples jupons, cor­set rigide, robe de lourde étoffe ornée d’une pièce d’estomac faite de pier­re­ries, sans oublier la traîne, de plu­sieurs mètres de long.

Rose gère aus­si les che­ve­lures. Avec le coif­feur Léonard Autié, elle met au goût du jour la coif­fure à haute per­ruque, le pouf, un grand cous­sin de crin recou­vert par les che­veux. Ces écha­fau­dages peuvent atteindre un mètre de hau­teur. On y plante des décors de toutes sortes. Plumes, fleurs (de petits vases sont cachés à l’intérieur du pouf) ou objets se réfé­rant à l’actualité, navires, mont­gol­fières… La Révolution va bien­tôt rem­pla­cer ces élu­cu­bra­tions capil­laires déca­dentes par un hon­nête bon­net phrygien.

Révolution et liquidation

En octobre 1789, la noblesse s’éparpille en vitesse. Pointée du doigt pour sa proxi­mi­té avec Marie-​Antoinette, Rose Bertin fuit avec ses ouvrières et des caisses de four­ni­tures. Elle ne ferme pas Le Grand Mogol, fai­sant des allers et retours au gré des occa­sions. Elle livre même quelques cocardes. Mais elle reste fidèle à Marie-​Antoinette et s’ar- range pour lui remettre, aux Tuileries puis à la pri­son du Temple, des vête­ments et des acces­soires pour adou­cir sa condi­tion. C’est elle qui lui livre un grand habit de deuil après l’exécution de Louis XVI. Après la mort de la reine, dévas­tée, Rose quitte Paris pour Londres, où elle habille la haute société.

La Bertin revient en France en 1795. Mais son temps est pas­sé et ses tarifs trop éle­vés. Elle croule sous les impayés que les nobles – enfui·es ou décapité·es – ne régle­ront jamais. Son com­merce péri­clite, elle jette l’éponge en 1804 et se retire dans sa mai­son à Épinay-​sur-​Seine (Seine-​Saint-​Denis). Elle y meurt sans bruit, neuf ans plus tard, à l’âge de 66 ans.

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