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Jeanne Cherhal entre dans « L’An 40 »

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© Paul Rousteau pour Causette

Féministe de la pre­mière heure, elle chante depuis vingt ans ses com­bats intimes, qu’elle mêle à ceux de toutes les femmes. Cette fois, Jeanne Cherhal crie haut et fort, dans son sixième album, qu’elle entre avec le sou­rire dans L’An 40. Au som­met de son art, elle aborde cette nou­velle décen­nie pleine de pro­messes avec exaltation. 

Sur la pochette de son nou­veau disque, elle pose, men­ton rele­vé, le bras au-​dessus de la tête, l’aisselle touf­fue et fière. Comme sous l’égide de ses sœurs avant elles : Patti Smith en tête. Elle pose comme elle est. Plus nature, tu meurs. « Cette image n’est pas ano­dine. Je ne suis pas maquillée, pas épi­lée, pas retou­chée. Ne pas céder à cer­tains dik­tats, ne pas pro­po­ser au public une image lis­sée d’une femme de 40 ans, c’était très impor­tant pour moi. Et cette pho­to est à l’image de mon disque : une prise de liber­té », nous souffle-​t-​elle d’une voix aus­si modeste que déter­mi­née, dans un petit café tout aus­si simple, sur les hau­teurs de Belleville, à Paris, quar­tier où elle vit depuis vingt ans.

Elle est menue comme une brin­dille, les che­veux tirés en queue de che­val, le visage enca­dré d’une frange qui lui donne un air d’adolescente. Pourtant, Jeanne Cherhal entre, les « hanches qui roulent, facile, natu­relle », « un peu cabri un peu gazelle », dans L’An 40. Et c’est peu dire qu’elle vit cet âge – où, habi­tuel­le­ment, on prie les femmes de bien vou­loir déga­ger le ter­rain – comme une béné­dic­tion. L’amour qu’elle a pris le temps de choi­sir et de trou­ver a poin­té son nez. L’enfant tant dési­ré dont elle a chan­té l’attente dans son pré­cé­dent album (Comme je t’attends) fait sa ren­trée en grande sec­tion le jour de notre ren­contre. « La mater­ni­té est, pour moi, une expé­rience très posi­tive. J’aime être parent et j’ai aimé décou­vrir mon mec en tant que père. Bien sûr, c’est une aven­ture pleine de ques­tion­ne­ments, mais ça m’a aidée à m’ancrer dans la vie. C’est un vrai pilier », dit-​elle avec pudeur.

Un âge magique

Voilà, entre autres, ce qui comble cette décen­nie bénie. « À 40 ans, on a construit des trucs. On est au clair avec ce qu’on aime ou pas. On sait où on en est. Et puis, sur­tout, on n’est a prio­ri qu’à la moi­tié de sa vie. Il y a encore tant de choses à accom­plir, tant de virages à prendre, c’est hyper exci­tant », assure-​t-​elle les yeux pleins de malice. « On est condi­tion­nées à se voir comme décli­nantes à par­tir de 40 ans, vu que toutes les filles sup­po­sées incar­ner la beau­té et le désir en ont 25 dans les pubs et les maga­zines. Mais à 40 ans, on est encore belles ! On a des choses à dire, du pou­voir, de la force et du sex-​appeal ! » ajoute-​t-​elle. Pour célé­brer cet âge magique, elle publie, depuis la révé­la­tion de la sor­tie de ce nou­vel album, sur son compte Instagram, des pho­tos des femmes qu’elle aime dans leur qua­ran­tième année : Christiane Taubira, Claire Bretécher, Jane Birkin, Agnès Varda, Florence Aubenas, Virginie Despentes ou Anne Sylvestre. 

Son fémi­nisme, Jeanne Cherhal ne l’a pas attra­pé au vol après #MeToo ou par oppor­tu­nisme, sen­tant la ten­dance pro­met­teuse. Oh non… Ses convic­tions l’habitent depuis bien long­temps. Et ses chan­sons parlent pour elle. En 2004, déjà, elle sor­tait un album inti­tu­lé Douze Fois par an, du nom de sa chan­son du même nom sur les règles, « ce mal vif et lourd, qui la tient nuit et jour ». « Clairement, à l’époque, j’avais dû batailler pour faire pas­ser ça à ma mai­son de disques », se souvient-​elle. Il y a quinze ans, écrire sans détour sur « ces êtres de chair et de sang » aux « ventres de feu » que sont les femmes n’était pas si évident. « Mais je n’ai jamais eu de tabou, sur­tout pas dans mes chan­sons. Les règles, c’est cen­tral dans une vie de femme. Moi, je les ai tou­jours vécues avec dou­leur. Et les choses dif­fi­ciles, je les prends, je les malaxe pour les subli­mer et les partager. »

Elle a aus­si écrit sur le voile (Le Tissu), en 2006 ; sur le consen­te­ment (Quand c’est non, c’est non), après l’affaire Nafissatou Diallo, et sur la mili­tante homo­sexuelle sud-​africaine Noxolo Nogwaza, vio­lée et assas­si­née pour avoir aimé une autre femme (Noxolo) en 2014, ou encore sur les Pussy Riot (Tant qu’il y aura des Pussy), en 2012. Surtout, elle chante inlas­sa­ble­ment et sans pudeur la sexua­li­té fémi­nine dans toute sa puis­sance et sa splen­deur. « Viens fouiller le buis­son joli/​Viens lus­trer les galets polis/​Viens goû­ter la figue à la crème/​Que je te gar­dais pour carême », fredonnait-​elle déjà avec malice dans le fou­gueux Cheval de feu. La voi­là qui réci­dive sur ce nou­vel album avec le bien nom­mé et sul­fu­reux Soixante-​neuf. « Oui, j’ai un peu ter­gi­ver­sé avec moi-​même sur ce titre. Je me suis dit : “Quand même, t’y vas ma fille !” avoue-​t-​elle en se mar­rant. Et puis, fina­le­ment, j’y suis allée. Moi, quand j’écris sur l’amour, c’est pas pour dire que j’attends qu’on me désire. » Voilà qui a le mérite d’être clair. 

Mais com­ment donc est né ce fémi­nisme pro­fond chez cette fille d’un plom­bier et d’une mère ins­tit qui s’est arrê­tée de tra­vailler après la nais­sance de ses trois filles ? Eh bien, de cette mère, jus­te­ment, cette « femme debout » à laquelle elle a consa­cré une chan­son, ce « rocher qui dure sous les gifles du sel », cet « arbre solide sous les trombes d’eau ». Mais aus­si de sa grand-​mère, Odile : « Elle était femme de pay­san. Elle a eu cinq enfants, dont un aîné han­di­ca­pé. Vivait sous le même toit que ses beaux-​parents. Un truc un peu invi­vable, quand même… Et mal­gré tout ça, elle pei­gnait, fai­sait du vio­lon, diri­geait la cho­rale de son vil­lage. Elle se pre­nait en charge, ne se plai­gnait jamais. Je l’ai beau­coup admi­rée », raconte Jeanne Cherhal. Quant à sa mère, qui vit tou­jours dans le petit vil­lage de Loire-​Atlantique, non loin de Nantes, où Jeanne a gran­di : « Sa pas­sion, c’est la culture. Je suis issue d’un milieu ouvrier, donc le bud­get pour ça était pas dingue. Et pour­tant, elle s’est tou­jours déme­née pour nous emme­ner à la média­thèque, à la Maison de la culture pour prendre des abon­ne­ments au théâtre. C’est quelque chose qu’elle a été cher­cher, vrai­ment. Et je trouve que c’est aus­si une forme de lutte, quelque part. » Avant de conclure : « Oui, les per­sonnes fortes de ma famille, ce sont les femmes. »

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© Paul Rousteau pour Causette
Elle joue du pia­no à l’oreille

Le pia­no sur­git dans l’existence tran­quille de la petite Jeanne vers ses 12–13 ans, parce qu’elle admire son cou­sin dont elle est secrè­te­ment amou­reuse. Et qu’il « vend son pia­no pour se faire un peu de blé ». Elle apprend en auto­di­dacte, en refu­sant de se fader le conser­va­toire : « Moi, ce que je vou­lais, c’était jouer les Beatles, Starmania et William Sheller. » Encore aujourd’hui, elle joue (magni­fi­que­ment) à l’oreille uni­que­ment. Et puis, pen­dant son année de maî­trise de phi­lo, elle com­mence à faire des petits concerts au bar uni­ver­si­taire, dans les cafés nan­tais. Le bouche-​à-​oreille fonc­tionne. Elle tourne de plus en plus. Et très natu­rel­le­ment, devient inter­mit­tente. « Donc, je me suis dit OK, on va y aller, alors. » Et voi­là com­ment, vingt ans plus tard, Jeanne Cherhal est deve­nue l’une des artistes majeures de la chan­son française. 

Pour écrire ce sixième album, cette « décla­ra­tion de liber­té », elle s’est offert le luxe de s’échapper une semaine par mois dans des recoins iso­lés pour com­po­ser dans une soli­tude choi­sie et libé­ra­trice. Temporairement déles­tée des contraintes du quo­ti­dien. Elle a pia­no­té à La Réunion, dans un petit vil­lage d’Auvergne, dans le sud de la France. Elle a joué en stu­dio à Los Angeles avec deux bat­teurs de la chan­teuse Fiona Apple, qu’elle véné­rait plus jeune, et enre­gis­tré des chœurs avec des chan­teurs de gos­pel. Bref, elle est allée au bout de ses fan­tasmes. Elle a, aus­si, cou­pé les réseaux sociaux pen­dant un an. Apaisement et « place men­tale » ont été au rendez-​vous, lui per­met­tant de nous offrir aujourd’hui dix titres puis­sants, mêlant, comme à son habi­tude, l’intime au poli­tique. Elle y évoque ses « racines d’or », qui ont pous­sé sur les « che­mins pou­drés de terre », ses viru­lents dési­rs, son sen­ti­ment d’être tou­jours une « fausse Parisienne », « qui n’a jamais la bonne dégaine ». Et sa césa­rienne : « Cet épi­sode m’avait lais­sé une cer­taine amer­tume. Un sen­ti­ment de spo­lia­tion, même si, bien sûr, heu­reu­se­ment que ça existe. Écrire des­sus m’a per­mis de faire la paix avec ce moment, le plus beau de ma vie, par ailleurs. »

Dans cet album, enfin, elle pleure ses êtres per­dus, notam­ment le grand Higelin, sorte de par­rain pour elle dans le métier. « J’ai fait ses pre­mières par­ties à mes débuts. Quelque chose de fami­lier nous reliait. Et cette céré­mo­nie orga­ni­sée par ses enfants pour ses obsèques au Cirque d’hiver, c’était incroyable. On riait, on pleu­rait, on chan­tait. On était en lévi­ta­tion. J’ai chan­té Tombé du ciel avec son cer­cueil juste à côté de moi », se souvient-​elle avec émo­tion. Bientôt elle repren­dra la route pour mon­ter sur scène, ce qu’elle adore, mal­gré le trac. « Pendant long­temps, j’avais tel­le­ment peur que je pleu­rais. Maintenant, j’arrive à cana­li­ser un peu, notam­ment grâce à la sophro­lo­gie. » Mais, une fois sur scène, tout s’envole, et le che­val fou­gueux prend le des­sus. On sera là pour le voir par­tir au triple galop.

L’An 40, de Jeanne Cherhal. Barclay-​Universal. En tour­née à par­tir du 7 novembre 2019. Toutes les dates sur Facebook.com/jeannecherhal

1978

Naissance à Nantes (44)


1978
2004

Douze Fois par an
(Tôt ou tard), grand prix de l’Académie Charles-Cros 


2004
2005

Victoire de la musique
dans la caté­go­rie « révé­la­tion du public Timeline Heading 3


2005
2006

L’Eau (Tôt ou tard), disque d’or


2006
2006

Charade (Barclay-​Universal)


2006
2014

Histoire de J. (Barclay-​Universal), grand prix de l’Académie Charles-Cros 


2014
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Écrit par Salomé Tissolong