man in black jacket playing guitar on stage
©Diane Picchiottino

Programmation de Bertrand Cantat au Théâtre de La Colline : faut-​il conti­nuer d’exposer un homme condam­né pour féminicide ?

La pro­gram­ma­tion de Bertrand Cantat au Théâtre de La Colline ravive l’émotion du meurtre de Marie Trintignant autant qu’elle sus­cite la polé­mique. Entre indi­gna­tion, droit à l’oubli et liber­té de créa­tion, une ques­tion demeure : faut-​il conti­nuer de pro­gram­mer un homme condam­né pour féminicide ? 

Wajdi Mouawad campe sur ses posi­tions : il ne dépro­gram­me­ra pas Bertrand Cantat. Dans un long cour­rier publié le 19 octobre sur le site du Théâtre de La Colline, son direc­teur explique son refus, pré­ci­sant même être prêt à quit­ter son poste “sur le champ”. Il faut dire que la polé­mique enfle depuis que l’on a appris à la mi-​octobre son choix de confier la bande-​son de son der­nier spec­tacle, Mère, à l’ancien chan­teur de Noir Désir. Dans le sillage du mou­ve­ment de libé­ra­tion de la parole #MeTooThéâtre, pour beau­coup, ce choix ne passe pas. 

Condamné à huit ans de pri­son en 2003 par le tri­bu­nal de Vilnius en Lituanie pour le fémi­ni­cide de sa com­pagne et actrice Marie Trintignant, Bertrand Cantat avait béné­fi­cié d’une libé­ra­tion condi­tion­nelle en 2007 et avait depuis repris le che­min de la scène musi­cale et média­tique. Dix-​huit ans après la mort de Marie Trintignant – deve­nue le sym­bole des vio­lences conju­gales -, cette col­la­bo­ra­tion vient donc à nou­veau nour­rir l'épineuse ques­tion de la réin­ser­tion – ou non – dans l’espace public, d’un artiste condam­né pour fémi­ni­cide. L’avocate en droit des per­sonnes, Anne-​Sophie Laguens, la cri­tique de théâtre Marie Coquille-​Chambel, à l’initiative de #MeTooThéâtre, l’avocate mili­tante spé­cia­liste des femmes vic­times de vio­lences, Isabelle Steyer et François Lecercle, pro­fes­seur de lit­té­ra­ture à la Sorbonne et délé­gué à l’Observatoire de la liber­té de créa­tion apportent pour Causette des élé­ments de réponses sur ce débat. 

Anne-​Sophie Laguens

Avocate en droit des per­sonnes et droit pénal 

"La peine sanc­tionne l’auteur de l’infraction, favo­rise son amen­de­ment, sa réin­ser­tion et pré­vient la réci­dive. Dans l'idée, effec­tuer une peine de pri­son revient sym­bo­li­que­ment à payer sa dette à la socié­té. À par­tir du moment où une per­sonne a pur­gé sa peine, c’est ter­mi­né. L’émotion peut prendre le pas mais ça ne relève plus de la jus­tice. Dans le cadre de dos­siers média­ti­sés comme celui de Bertrand Cantat, la jus­tice prend en compte cette réso­nance média­tique lorsque la remise en liber­té condi­tion­nelle devient envi­sa­geable (soit par la fin de peine soit par une remise de peine). La jus­tice se penche alors sur l’impact que cette liber­té aura sur la vic­time ou son entou­rage mais aus­si sur l’émotion et la pres­sion que cela va sus­ci­ter. Ce sera pris en compte dans sa réin­ser­tion. Si le juge d’application des peines déter­mine que la remise en liber­té est pos­sible : alors on ne peut pas ensuite se sub­sti­tuer à la jus­tice en inter­di­sant sa pré­sence dans l’espace public. Ce serait alors une double peine pour la per­sonne condam­née. Une peine sociale en plus de la peine judi­ciaire pur­gée qui revien­drait à la ban­nir de la société."

Marie Coquille-​Chambel

Critique de théâtre à l’initiative de #MetooThéâtre

"Je m'exprime en mon nom car du côté du col­lec­tif #MetooThéâtre, il y a une peur que cette affaire invi­si­bi­lise nos reven­di­ca­tions. D’un point de vue per­son­nel, le sujet me touche beau­coup car j’ai moi-​même subi des vio­lences conju­gales de la part d’un acteur de la Comédie Française. Pourtant, au départ, j’étais du même avis que les per­sonnes qui consi­dèrent que Bertrand Cantat a déjà payé sa dette à la socié­té mais ça, c’était avant de rece­voir le pre­mier coup. Cantat a pur­gé sa peine, certes, mais ce n’est pas pour autant qu’on doit tota­le­ment oublier le crime qu’il a com­mis. Et le plus cho­quant c’est qu’il est pro­gram­mé dans un théâtre natio­nal, sub­ven­tion­né par le minis­tère de la Culture et donc l’argent du contri­buable. C’est bien qu’on dis­cute de ce sujet car il faut se poser la ques­tion : que faire des auteurs de vio­lences ? Surtout lorsqu’il s’agit d’artistes autant glo­ri­fiés. C’est un débat qui concerne tout le monde. Cantat est deve­nu un sym­bole pour beau­coup d’hommes qui le pro­tègent et uti­lisent son image pour inti­mi­der les femmes qui dénoncent des vio­lences en quelque sorte."

François Lecercle

Professeur de lit­té­ra­ture à La Sorbonne et délé­gué à l’Observatoire de la liber­té de création 

"Wajdi Mouawad a reven­di­qué dans sa vigou­reuse lettre [du 19 octobre, ndlr] qu’il est libre de pro­gram­mer son théâtre comme il l’entend. Cela me paraît inat­ta­quable. Le théâtre de La Colline est sub­ven­tion­né par l’État mais ce der­nier n’a pas un droit de regard sur la pro­gram­ma­tion. C’est pour cela que je suis éton­né de voir que la ministre de la Culture Roselyne Bachelot se per­met d’exprimer son regret, devant les médias, sur le choix de la col­la­bo­ra­tion d’un théâtre natio­nal. Par ailleurs, tout le monde a le droit de ne pas vou­loir voir ou entendre Bertrand Cantat sur scène. Par contre, on n’a pas le droit d'exercer une pres­sion phy­sique ou morale pour empê­cher des per­sonnes qui le vou­draient. Pour moi, c’est ça le res­pect de la liber­té de créa­tion. L’Observatoire n’a pas l’intention de s’ériger contre la parole des vic­times, au contraire, #MetooThéâtre est un mou­ve­ment légi­time et néces­saire. Mais il faut aus­si consi­dé­rer que lorsqu’une per­sonne a payé sa dette envers la socié­té, cette der­nière est close. Je me réserve le droit de ne plus écou­ter ou voir Bertrand Cantat mais en même temps per­sonne n’a le droit de m'interdire de le faire ou d’y aller si l’envie me prenait."

Isabelle Steyer

Avocate mili­tante spé­cia­liste des femmes vic­times de violences 

"Ce qui me gêne dans la pro­gram­ma­tion de Monsieur Cantat au théâtre de la Colline et plus lar­ge­ment sur sa pré­sence dans l’espace public et média­tique, c’est qu’il n’a eu aucune réflexion sur son com­por­te­ment d’homme violent. Ni sur le fémi­ni­cide qu’il a com­mis sur Marie Trintignant ni sur les vio­lences phy­siques et psy­cho­lo­giques qu’il a com­mis à l’égard de son ex-​compagne, Krisztina Rady [qui s’est sui­ci­dée en 2010, ndlr]. Je n’ai jamais enten­du Bertrand Cantat expri­mer une ana­lyse, une intros­pec­tion sur son com­por­te­ment violent. Dire “je le regrette” ce n’est pas suf­fi­sant. Comme le dis­cours “il a pur­gé sa peine” n’est pas rece­vable et enten­dable. La peine est une réponse judi­ciaire qui a fina­le­ment peu de sens sur le plan humain. La socié­té attend et a besoin d’une véri­table remise en ques­tion. Pour l’instant, il n’y a pas de réflexion suf­fi­sante pour me ras­su­rer et m’assurer que Cantat a réflé­chi sur son com­por­te­ment violent à l’égard des femmes. Sans un enga­ge­ment fort de sa part contre les vio­lences faites aux femmes, il est pour moi incon­ce­vable de le pro­gram­mer sur la scène publique."

Vous êtes arrivé.e à la fin de la page, c’est que Causette vous passionne !

Aidez nous à accom­pa­gner les com­bats qui vous animent, en fai­sant un don pour que nous conti­nuions une presse libre et indépendante.

Faites un don
Partager

Cet article vous a plu ? Et si vous vous abonniez ?

Chaque jour, nous explorons l’actualité pour vous apporter des expertises et des clés d’analyse. Notre mission est de vous proposer une information de qualité, engagée sur les sujets qui vous tiennent à cœur (féminismes, droits des femmes, justice sociale, écologie...), dans des formats multiples : reportages inédits, enquêtes exclusives, témoignages percutants, débats d’idées… 
Pour profiter de l’intégralité de nos contenus et faire vivre la presse engagée, abonnez-vous dès maintenant !  

 

Une autre manière de nous soutenir…. le don !

Afin de continuer à vous offrir un journalisme indépendant et de qualité, votre soutien financier nous permet de continuer à enquêter, à démêler et à interroger.
C’est aussi une grande aide pour le développement de notre transition digitale.
Chaque contribution, qu'elle soit grande ou petite, est précieuse. Vous pouvez soutenir Causette.fr en donnant à partir de 1 € .

Articles liés