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Jessica Wade, celle qui donne une exis­tence aux femmes sur Wikipédia

En paral­lèle de son job de phy­si­cienne, la Londonienne Jess Wade passe son temps à repeu­pler Wikipédia de pro­fils fémi­nins. Elle met en lumière les femmes de sciences, mais aus­si les scien­ti­fiques racisé·es ou membres de la com­mu­nau­té LGBTQI+. On vient de fêter son mil­lième ajout. Tchin !

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© Thomas Angus

C’est à tra­vers un smart­phone – confi­ne­ment oblige – que l’on ren­contre Jessica Wade. Elle fré­tille en nous racon­tant les mille femmes scien­ti­fiques qui font ses soi­rées. « Jocelyn Bell, une astro­phy­si­cienne bri­tan­nique, a une car­rière incroyable. Il y a cin­quante ans, elle a décou­vert le pre­mier pul­sar [un type d’étoile, ndlr]. C’est tel­le­ment cool ! » Il y a aus­si « Sarah Gilbert, une vac­ci­no­logue d’Oxford, qui bosse en ce moment sur le Covid-​19. Vous voyez l’image du virus, avec ses petits pics ? Elle cherche un vac­cin qui cou­pe­rait ses épines. Elle est si intel­li­gente ! » Ou encore « Allison McGeer, micro­bio­lo­giste en san­té publique au Canada. Un domaine ultra domi­né par les femmes là-​bas, d’ailleurs » s’émerveille-t-elle, au bout du fil.

En géné­ral, c’est dans un lieu sym­bo­lique ou chez elles que l’on ren­contre les per­sonnes dont on tire le por­trait. Et c’est d’elles, de leur vie, que l’on parle le plus. Dans le cas de Jess Wade (elle pré­fère qu’on l’appelle « Jess »), il y a une cer­taine logique à déso­béir à ces deux règles. La voir der­rière un écran par­ler des autres dresse un tableau assez juste du per­son­nage. De son hob­by favo­ri, notam­ment : celui d’ajouter des bio­gra­phies de femmes scien­ti­fiques sur Wikipédia. « Chaque soir », précise-​t-​elle, depuis 2018, elle y publie un nou­veau pro­fil pour com­bler l’abyssal gen­der gap de l’encyclopédie en ligne. Comme elle le rap­pelle à chaque occa­sion, seuls 17 % des bio­gra­phies wiki en anglais traitent de femmes. Et neuf édi­teurs sur dix sont des hommes, « pour la plu­part Américains et Blancs », ponctue-​t-​elle. Avec son mil­lième ajout fin mai, Jess tente de faire pen­cher la balance. 

Jess Wade est elle-​même scien­ti­fique. À 32 ans, elle tra­vaille au pres­ti­gieux Imperial College de Londres (Royaume-​Uni). Depuis 2017, elle y fait de la recherche en phy­sique. « Je m’intéresse aux petits pixels de nos outils élec­tro­niques, ceux qui pro­duisent la lumière des smart­phones, explique-​t-​elle. Avec mon équipe, on cherche de nou­veaux maté­riaux capables de rendre ces pixels plus lumi­neux et de les faire fonc­tion­ner dans un écran souple. » L’air de rien, elle vient de prou­ver ses talents de vul­ga­ri­sa­trice. Car, en lan­gage scien­ti­fique, son sujet ce sont les « diodes élec­tro­lu­mi­nes­centes orga­niques chi­rales »

Entre nor­ma­li­té et privilège

Pour qui a gran­di entou­rée d’un père neu­ro­logue et d’une mère psy­chiatre, l’univers des blouses blanches, c’est la base. « Petite, je voyais ma mère publier des articles de recherche et cou­rir les confé­rences aca­dé­miques. » Voir une femme réus­sir dans les sciences, « c’était pour [elle] la nor­ma­li­té ». Ce « pri­vi­lège » lui « saute à la figure » à l’université. Après un an d’histoire de l’art à Florence (Italie), elle revient à Londres, opte fina­le­ment pour la phy­sique et se lance dans une thèse en 2012. Parmi ses cama­rades, des gens « géniaux, dit-​elle, obsé­dés par les ques­tions les plus bizarres, de la struc­ture des molé­cules à d’obscurs pro­blèmes de maths… ». « Certains n’avaient jamais ima­gi­né pou­voir étu­dier à la fac », réa­lise l’étudiante. Et puis, comme le sou­ligne sans cesse leur réfé­rente de mas­ter, elle est, en plus, la seule fille de la classe. Elle sait aujourd’hui qu’au Royaume-​Uni, 22 % des chercheur·es en phy­sique seule­ment sont des femmes. « Je me suis dit qu’il fal­lait faire en sorte que tout le monde sache que les sciences existent. »

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© DR
« Inférieure » en gros sur son tee-shirt

Un livre lui tombe dans les mains et trans­forme ce vœu en pro­jet concret. Il s’agit d’Inferior (éd. 4th Estate, 2017), de la jour­na­liste scien­ti­fique Angela Saini. Ouvrage pri­mé de toutes parts, qui décons­truit un par un les argu­ments récur­rents selon les­quels les femmes et les hommes seraient bio­lo­gi­que­ment inégaux. Une gar­gan­tuesque entre­prise de fact-​checking comme rem­part aux biais sexistes dans le dis­cours scien­ti­fique. Sitôt que l’on men­tionne le livre, Jess Wade déballe spon­ta­né­ment la bio­gra­phie de son autrice : ses études d’ingénierie à Oxford, ses trois livres, dont l’un sur « l’entrepreneuriat en Inde »… Elle déborde d’enthousiasme. « Ce livre m’a méta­mor­pho­sée. L’année de sa paru­tion, je suis allée en voyage pro­fes­sion­nel aux États-​Unis avec quinze autres femmes scien­ti­fiques du monde entier. J’en ai pris vingt exem­plaires dans ma valise pour le dis­tri­buer autour de moi. J’ai dû payer un sup­plé­ment à cause du poids. » Sur sa pho­to de pro­fil Twitter, Jess ne montre rien d’autre que le haut de son tee-​shirt affu­blé d’un énorme « Inferior ». Un jour, une consœur his­to­rienne explique à Jess com­ment véri­fier une info pour rem­plir une fiche Wikipédia. La physi­cienne y voit un for­mi­dable moyen de suivre son modèle, Angela Saini, et de faire, comme elle, de la vul­ga­ri­sa­tion scien­ti­fique pour lut­ter contre le sexisme. 

Elle se met à créer des fiches Wikipédia sur des femmes de sciences. « Je suis tom­bée amou­reuse du pro­cé­dé. » C’est à cela qu’elle finit par pas­ser ses soi­rées, « devant la télé », en ren­trant du bou­lot. À chaque nou­velle bio ajou­tée, elle est tel­le­ment fas­ci­née qu’elle envi­sage de « tout pla­quer » et de se réorien­ter dans telle ou telle branche des sciences. Avec le confi­ne­ment, comme elle aide son père à gérer ses consul­ta­tions à dis­tance et à char­ger les radios de cer­veau de ses patients (acti­vi­té qu’elle trouve « trop cool »), en ce moment le pro­jet de recon­ver­sion, ce serait plu­tôt la médecine.

Le rituel quo­ti­dien de Wikipédia lui prend « en moyenne deux heures ». Au départ, tous ses pro­fils ne pas­saient pas le cap de la publi­ca­tion. « Il y a des règles. Il faut adop­ter un ton asep­ti­sé. Or c’est dur d’être neutre en par­lant de per­sonnes que tu admires. » Mais le nerf de la guerre est ailleurs : Wikipédia impose des cri­tères de noto­rié­té. « C’est un peu comme dans le monde aca­dé­mique, détaille-​t-​elle, il faut jus­ti­fier com­bien d’articles scien­ti­fiques la per­sonne a publiés, com­bien de prix elle a gagnés, com­bien de fois elle a été citée dans les médias… Tout cela est plus dur à prou­ver pour les femmes. Si une scien­ti­fique a reçu un prix pres­ti­gieux décer­né par l’université, Wikipédia va me répondre que c’est un cri­tère biai­sé, car la récom­pense a été décer­née par son employeur… Ça me pro­voque des mini­dé­pres­sions chaque fois. » 

Pis, au fil du temps, la tâche se corse. « Au départ, je fai­sais les femmes scien­ti­fiques de renom­mée au Royaume-​Uni. J’ai ensuite pro­cé­dé par dis­ci­pline. Maintenant, je cherche des back­grounds dif­fé­rents, ce qui prend beau­coup plus de temps. » Jess vise notam­ment les mino­ri­tés eth­niques et sexuelles, d’autant plus invi­si­bi­li­sées. Elle ne manque pas une occa­sion de les valo­ri­ser. Dès qu’elle est invi­tée à par­ler en public, comme lors d’une confé­rence TEDx Talks, en 2019, elle ne cite que des femmes raci­sées : Ozak Esu, ingé­nieure nigé­riane spé­cia­liste de l’électricité ; Roma Agrawal, ingé­nieure d’origine indienne et poin­ture de l’architecture ; ou encore, Gladys West, son « pro­fil pré­fé­ré de tous les temps » par­mi ceux qu’elle a créés. Cette mathé­ma­ti­cienne amé­ri­caine est l’une des pion­nières du sys­tème GPS. « Elle est née dans la Virginie des années 1930, en tant que femme noire, mais on n’a salué son tra­vail qu’en 2016 lorsqu’un film est sor­ti sur le sujet [Hidden Figures, ndlr]. Elle a, depuis, reçu l’un des plus pres­ti­gieux prix de l’armée de l’air amé­ri­caine. Et, en 2018, elle a ter­mi­né une thèse. À 88 ans ! »

Combat inter­sec­tion­nel

Mais ce com­bat est fait de dilemmes wiki­pé­diens. Comment se ren­sei­gner sur l’origine de quelqu’un – qui ne peut se devi­ner et qui fait rare­ment l’objet d’une ligne sur le CV – pour rem­plir un pro­fil ? Et com­ment don­ner de la visi­bi­li­té aux membres de la com­mu­nau­té LGBTQI+ sans les outer* ? Jess s’en sort grâce à des sites comme 500 Queer Scientists, sorte de mini-​Google pour trou­ver des spé­cia­listes issu·es des com­mu­nau­tés queer, ou l’asso Proud Science Alliance. Le reste du temps, elle lit la presse en étant atten­tive à ce qu’acceptent de dire les scien­ti­fiques de leur vie, et se rend à de nom­breuses confé­rences aca­dé­miques, où elle ren­contre des consœurs et des confrères qu’elle pour­rait por­trai­tu­rer. La stra­té­gie s’est rodée. « Aujourd’hui, j’identifie bien mieux com­ment écrire les pro­fils, de sorte que les édi­teurs de Wikipédia ne puissent pas me dire que les per­sonnes que je choi­sis ne sont pas assez remar­quables. » 

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Jessica Wade avec son col­lègue Francesco dans les labo­ra­toires du Diamond Light Source, en 2019.
© Thomas Angus

C’est un article du Guardian qui la sort, elle, de l’anonymat, en 2018. La même année, Wikipédia lui décerne la men­tion hono­rable de son prix du Wikimédien de l’année. Depuis, en tout, elle a rem­por­té treize bourses ou prix pour ses enga­ge­ments contre le sexisme, et quelque 40 000 euros de récom­pense. Jess pro­fite de sa petite noto­rié­té pour, une fois de plus, valo­ri­ser son men­tor, Angela Saini. Elle lance une col­lecte d’argent pour doter toutes les écoles publiques du pays d’un exem­plaire d’Inferior. En douze jours, le compte est bon. Depuis, elle a lan­cé une cagnotte simi­laire pour la Nouvelle-​Zélande et deux pro­jets iden­tiques ont été menés en Australie et à New York. Contactée par Causette, Angela Saini dit de Jess Wade : « Elle m’a appris la notion de soro­ri­té, le fait de s’élever mutuel­le­ment. Pour ça, je lui serai éter­nel­le­ment recon­nais­sante. » Aujourd’hui, les deux scien­ti­fiques sont amies. Elles bossent même ensemble sur un pro­jet de lutte contre la més­in­for­ma­tion scientifique. 

Mais la média­ti­sa­tion apporte aus­si à Jess son lot de parades sexistes. « Quand tu deviens célèbre, raconte-​t-​elle, beau­coup de gens te prennent moins au sérieux dans le cadre pro. Tout le temps que tu passes à valo­ri­ser les femmes, tes col­lègues mas­cu­lins, eux, ne le prennent pas et peuvent se consa­crer davan­tage à leurs recherches. » Angela Saini, enfonce le clou : « L’institution où Jess tra­vaille, Imperial College, est par­ti­cu­liè­re­ment peu pari­taire. Je sais qu’elle s’est déjà sen­tie dimi­nuée à plu­sieurs reprises. » Au lieu de l’abattre, ces cri­tiques ren­forcent son empa­thie : « Je me dis que ce n’est qu’un aper­çu de ce que toutes les femmes, dont j’ai écrit le pro­fil, ont dû subir pour en arri­ver là où elles sont aujourd’hui. » Elle ne voit pas, qu’elle aus­si, elle en est arri­vée « là ».

* Outer signi­fie révé­ler publi­que­ment l’orientation sexuelle d’une per­sonne sans qu’elle ait don­né son consentement.

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