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États-​Unis : avor­te­ment sous pro­tec­tion rapprochée

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Des clinic escorts accompagnent une jeune femme jusqu’au Choices Women’s Medical Center, dans le Queens, à New York, en présence des manifestant·es anti-avortement. © Ryan Christopher Jones pour Causette

Aux États-​Unis, les cli­niques pra­ti­quant l’avortement sont assaillies par des manifestant·es anti-​IVG. La réplique : des escouades de cli­nic escorts, groupe de béné­voles au ser­vice des patientes. 

C’est une scène bien rodée qui se répète chaque same­di matin, à l’heure du brunch. Une caco­pho­nie en ­sté­réo attend les patientes de la cli­nique Choices Women’s Medical Center, au fin fond du Queens, com­mu­nau­té métis­sée à l’est de Manhattan. D’un côté, les exhor­ta­tions de manifestant·es anti-​IVG en guise de comi­té d’accueil, en face, des béné­voles missionné·es par la cli­nique pour entou­rer les femmes. Ces cli­nic escorts sont des témoins privilégié·es aux avant-​postes de la guerre sans mer­ci livrée aux Américaines. Une bataille pour l’accès à l’IVG qui se joue aus­si dans la rue, à même le trot­toir. À la vue de l’attroupement bruyant qui encadre la porte d’entrée, cer­taines patientes se détournent ou dis­si­mulent leur visage. D’autres répliquent, voire insultent les manifestant·es. Lors de notre visite, très peu ont tour­né les talons. L’activiste Merle Hoffman, 73 ans, fon­da­trice de la cli­nique, y voit une situa­tion explo­sive : « Les patientes sont bou­le­ver­sées et les escorts font face à des inter­ac­tions sou­vent vio­lentes. Nous tra­vaillons dans une zone de guerre. Une réa­li­té alternative. »

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Objectifs des béné­voles : accueillir, sou­rire, entou­rer et pro­té­ger les patientes.
Pour les aider, des badges indiquent les langues par­lées.
© Ryan Christopher Jones pour Causette

Ce tableau réac­tion­naire, volon­tiers asso­cié à l’Amérique pro­fonde, détonne à New York, bas­tion démo­crate. « Il faut dis­si­per un mal­en­ten­du sur New York, car bon nombre d’habi­tants ins­tal­lés dans les boroughs[quartiers péri­phé­riques, ndlr] depuis long­temps sont très reli­gieux. En lon­geant quinze rues, on croise quinze églises », résume sur place une béné­vole de 28 ans. 

Lieu d’affrontements heb­do­ma­daires, la cli­nique pri­vée Choices emploie une cen­taine de salarié·es et reçoit chaque année qua­rante mille per­sonnes en consul­ta­tion gyné­co­lo­gique, sui­vi contra­cep­tif ou inter­rup­tion volon­taire de gros­sesse. Le rendez-​vous en gyné­co­lo­gie y est fac­tu­ré 150 dol­lars et les avor­te­ments – jusqu’à 24 semaines, limite auto­ri­sée dans l’État de New York – 425 dollars. 

Choices accueille prin­ci­pa­le­ment des femmes du quar­tier, en majo­ri­té latino- et afro-​américaines. En rai­son de sa proxi­mi­té avec l’aéroport JFK, on y trouve aus­si des patientes venues d’autres États ne sou­hai­tant pas être recon­nues chez elles ou n’ayant pas accès à des soins. « C’est un crime contre les femmes et leurs liber­tés consti­tu­tion­nelles. L’avortement est légal aux États-​Unis, mais lorsque l’accès est limi­té par le manque de cli­niques, cela le rend impos­sible », déplore la fon­da­trice. « Il est scan­da­leux que l’on empêche les femmes d’avoir accès à des soins médi­caux. Il s’agit, encore et tou­jours, d’exercer sur leur corps une domi­na­tion patriar­cale », ajoute Mary Lou Greenberg, res­pon­sable des bénévoles. 

Depuis le démé­na­ge­ment de l’institution dans le quar­tier de Jamaica (Queens) en 2012, les attaques n’ont jamais ces­sé. « Les anti-​IVG viennent le same­di, car de nom­breuses patientes ne tra­vaillent pas ce jour-​là et prennent rendez-​vous », explique Mary Lou Greenberg. Elle pour­suit : « Nous sommes dans un flou juri­dique. En effet, la loi dit que les mani­fes­tants ne doivent pas har­ce­ler. En réa­li­té, ils suivent les femmes de très près en leur mur­mu­rant à l’oreille : “Ne tuez pas votre bébé.” » D’autant que, depuis 2014, une déci­sion de la Cour suprême invo­quant le pre­mier amen­de­ment – qui garan­tit la liber­té de parole et de ras­sem­ble­ment – pro­tège les manifestant·es anti-​IVG contre les poursuites. 

Surnommé·es “escortes de la mort”

Face aux attaques, nom­breux sont les ser­vices hos­pi­ta­liers à réagir en ren­for­çant la sécu­ri­té et la dif­fu­sion de musique dans la salle d’attente, visant à mas­quer la pol­lu­tion sonore et la logor­rhée culpa­bi­li­sante des pro-​life (anti-​avortement). Certaines cli­niques se dotent aus­si de cli­nic escorts, gardes du corps béné­voles chargé·es d’encadrer les patientes. Une escouade pro­gres­siste que les opposant·es appellent par­fois « escortes de la mort ». Pour deve­nir cli­nic escort, la démarche est simple : toute per­sonne peut pos­tu­ler et par­ti­ci­per à une for­ma­tion. La consigne : ne pas inter­agir avec les manifestant·es ni les tou­cher. Avec pour objec­tifs : accueillir, sou­rire, entou­rer, accom­pa­gner et pro­té­ger les femmes. Surtout, atté­nuer un stress sou­vent décu­plé par la pré­sence des anti-​IVG. Bref, faire de son corps une bar­rière et de sa voix un rem­part aux dis­cours haineux. 

Une béné­vole de 44 ans, desi­gner de chaus­settes rési­dant dans le Queens, explique sa démarche : « Je cher­chais à faire du béné­vo­lat après l’élection de Donald Trump. Les gens veulent réagir et s’impliquer de manière concrète. J’ai sui­vi une for­ma­tion pra­tique chez Choices dans laquelle cha­cun par­ti­cipe à des jeux de rôles. On nous a expli­qué que l’on ne doit pas se moquer ou insul­ter les mani­fes­tants. Ils sont cen­sés gar­der une dis­tance, mais, en réa­li­té, ils suivent les patientes et nous crient des­sus. » 

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Merle Hoffman, dans son bureau à la cli­nique. En 1971, elle a cocréé le pre­mier
centre de san­té fémi­nin sans rendez-​vous, le Flushing Medical Center.
© Ryan Christopher Jones pour Causette

Dans la rue, devant la cli­nique, les escorts sont faci­le­ment iden­ti­fiables à leur gilet mul­ti­co­lore, ou vio­let pour les res­pon­sables. Chacun·e occupe un poste et répète une phrase clé, tou­jours la même : « Je suis avec la cli­nique. » « Parfois, les patientes qui arrivent sont bou­le­ver­sées, elles ne par­viennent pas à dif­fé­ren­cier la foule sur le trot­toir. Pour leur chan­ger les idées, on parle de la météo, on leur indique l’entrée, on les met à l’aise », détaille une béné­vole. À force de se guet­ter, escorts et manifestant·es se connaissent mutuel­le­ment, jusqu’à se don­ner des sur­noms. Chaque tour de garde se ter­mine par une réunion chez Choices, où cha­cun rap­porte ses ­obser­va­tions sur le terrain.

Une vio­lence endémique

Si Roe v. Wade, l’arrêt his­to­rique ren­du par la Cour suprême en 1973, a léga­li­sé l’avortement dans le pays, il n’a tou­te­fois pas suf­fi à endi­guer une vio­lence endé­mique. On ne compte plus les inci­dents mor­tels : en 1994, un escort, James Barrett, ain­si qu’un méde­cin pra­ti­quant les avor­te­ments, John Britton, étaient abat­tus par un ancien pas­teur, en Floride. Plus récem­ment, le 27 sep­tembre 2015, une fusillade au plan­ning fami­lial du Colorado fai­sait trois morts. Irrité par l’élection de Barack Obama, le mou­ve­ment conser­va­teur anti-​IVG a décu­plé ses efforts. L’administration Trump a récem­ment annon­cé une coupe des sub­ven­tions fédé­rales aux insti­tutions ne sépa­rant pas phy­si­que­ment leurs acti­vités de plan­ning fami­lial et d’avortement. Les pro-​life, encou­ra­gés par la pré­si­dence, sont d’autant plus viru­lents : selon un rap­port de la National Abortion Federation, on dénom­brait dans les cli­niques 247 vio­la­tions de pro­prié­té en 2016, contre 823 en 2017. Les constats d’obstruction ont tri­plé, pas­sant à 1 704, et les menaces de mort ont dou­blé (on en compte désor­mais soixante-deux). 

Photos de fœtus ensanglantés

Si les abus sont nom­breux et peu sanc­tion­nés, les manifestant·es ne sont pour­tant plus autorisé·es à péné­trer dans les bâti­ments hos­pi­ta­liers. En effet, depuis 1994, une loi votée sous l’administration Clinton, le Freedom of Access to Clinic Entrances Act, sanc­tionne l’obstruction et l’usage de la force à l’entrée des cli­niques et au sein des éta­blis­se­ments. Une déci­sion qui a for­cé les pro-​life à revoir leurs tac­tiques. Ils et elles se répar­tissent désor­mais en équipes : d’un côté, les viru­lents prayer sayers, char­gés de prê­cher à voix haute. De l’autre, les side­walk stal­kers, qui dis­tri­buent aux femmes enceintes des pros­pec­tus et pro­voquent les escorts pour leur faire perdre leur sang-froid. 

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Arrivée des béné­voles à la cli­nique. Discussion avant d’enfiler les gilets pour
accueillir les patientes. © Ryan Christopher Jones pour Causette

Chez Choices, on trouve sur­tout des représentant·es par­ti­cu­liè­re­ment zélé·es de Church at the Rock, une église évan­gé­liste de Brooklyn menée par le révé­rend Kenneth Griepp. À la suite de nom­breux abus, le pro­cu­reur géné­ral de l’État de New York a pour­sui­vi l’église en jus­tice pour vio­la­tion de pro­prié­té pri­vée. La répar­ti­tion des rôles au sein de la dizaine de fidèles y est gen­rée : aux femmes de dis­tri­buer des textes et d’attendrir les patientes, tan­dis que les hommes haranguent la foule de leur voix de sten­tor. À ces tech­niques d’intimidation s’ajoute un arse­nal impres­sion­nant de pan­cartes agré­men­tées de fœtus ensan­glan­tés, dis­po­sées sur le trot­toir et sur des capots de voi­tures – des images dif­fu­sées par le site pro­sé­lyte Abolishhumanabortion.com. Face à la porte d’entrée, Randall Doe, membre actif du groupe, bran­dit sa Bible en inter­pel­lant les patientes et leurs familles : « Mères, sau­vez la vie de cet enfant ! Aimer votre enfant n’est pas un crime ! Demain, c’est la fête des Pères ! » Et d’ajouter : « Savez-​vous que les mères ont des ten­dances sui­ci­daires après avoir avor­té ? » À l’intention des jeunes Afro-​Américaines, sou­vent reli­gieuses, qui patientent dans la salle d’attente, le pré­di­ca­teur n’hésite pas à invo­quer le mou­ve­ment Black Lives Matter et à com­pa­rer l’avortement aux crimes de l’esclavage : « Mes sœurs, ne lais­sez pas des femmes blanches vous faire cela ! » Pourtant, si l’on en croit les escorts, cette méthode spec­ta­cu­laire de side­walk coun­se­ling (psy­cho­lo­gie de trot­toir) des­ti­née à dis­sua­der les patientes au der­nier moment serait en réa­li­té peu efficace. 

Ces modes opé­ra­toires pro­téi­formes vont de l’escouade de motards évan­gé­listes péta­ra­dants (repé­rés dans le New Jersey) aux giclées de Ketchup cen­sé figu­rer du sang à l’entrée de cer­taines antennes du plan­ning fami­lial. Tracy, l’une des res­pon­sables des escorts et ancienne béné­vole en Caroline du Nord, rap­pelle que dans cer­taines cli­niques, les mani­fes­ta­tions ont lieu tous les jours : « Dans la ­cli­nique où je tra­vaillais, les pro-​choice [mou­ve­ment qui défend le droit à l’avortement, ndlr] entou­raient les voi­tures des patientes. Devant l’immeuble, on trou­vait jusqu’à cin­quante catho­liques par­ti­cu­liè­re­ment agres­sifs priant avec des rosaires et emme­nant leurs enfants avec eux. » De son côté, Merle Hoffman se sou­vient : « Dans les années 1980, les cli­niques étaient prises d’assaut. Les mani­fes­tants occu­paient les salles d’attente et s’enchaînaient aux sièges pour ne pas être délo­gés par la police. » D’où la néces­si­té des escorts, indis­pen­sables pas­seurs. À leur tête, cette vété­rante du milieu fémi­niste depuis une qua­ran­taine d’années est deve­nue une cible pri­vi­lé­giée des anti-​IVG. Originaire d’une famille de musi­ciens de Philadelphie, Merle Hoffman a trou­vé sa voca­tion à l’occasion d’un job d’étudiant auprès d’un méde­cin : « À 25 ans, j’ai com­men­cé à faire de l’aide psy­cho­lo­gique auprès de patientes. Cela n’existait pas à l’époque. J’ai aidé une pre­mière femme enceinte, qui venait du New Jersey où l’avortement était illé­gal. Je lui ai tenu la main jusqu’au jour J. Ce fut une expé­rience cathar­tique, j’ai alors com­pris le pou­voir pro­fond de cette déci­sion. » 

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Mary Lou Greenberg (à droite), res­pon­sable des béné­voles, avec l’une d’elles,
Lauren M. © Ryan Christopher Jones pour Causette

En 1971, Hoffman a mar­qué les esprits en cocréant aux États-​Unis le pre­mier centre de san­té fémi­nin sans rendez-​­vous, le Flushing Medical Center, ancêtre de Choices. « Depuis ce jour, je suis plon­gée dans une guerre de reli­gion qui ne s’est jamais cal­mée et qui n’est pas près de s’arrêter. Nous vivons dans une culture insi­dieuse où les filles ne sont pas encou­ra­gées à prendre posi­tion : l’avortement reste stig­ma­ti­sé et de nom­breuses femmes n’osent pas en par­ler. Il faut désor­mais qu’elles assument et demandent à être accep­tées, car cela concerne des mil­lions de femmes. Comme pour le mou­ve­ment LGBT, il faut sor­tir du pla­card. » 

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