Tribune l « Oui, je suis gouine ! Et il faut qu'on parle »

Quelle expé­rience pour les femmes les­biennes en Europe de l'Ouest en 2021 ? En convo­quant les repré­sen­ta­tions de la pop-​culture comme la défla­gra­tion du Génie les­bien, la mili­tante Élisabeth Chevillet rend compte des amé­lio­ra­tions comme du che­min qu'il reste à parcourir.

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© Nontira Kigle

La les­bo­pho­bie tue, comme est venue nous le rap­pe­ler récem­ment la sinistre his­toire de la jeune Dinah, qui s'est sui­ci­dée à 14 ans à Mulhouse début octobre, dans un contexte de har­cè­le­ment sco­laire tein­té de racisme et d'homophobie. En 2021 en France, les les­biennes font encore l'expérience de l'intolérance la plus crasse, condui­sant sou­vent à se cacher pour ne pas être discriminées.

Élisabeth Chevillet est une jeune mili­tante fémi­niste et les­bienne qui a fon­dé le col­lec­tif L*-AUX, pour Lesbiennes à Augsburg (Allemagne), où elle réside. Ce groupe pro­pose des évé­ne­ments « safe » pour les les­biennes et femmes queer. Rédactrice et « trans­créa­trice », dans une démarche de tra­duc­tion créa­tive, Élisabeth Chevillet a écrit une tri­bune sur la les­bo­pho­bie et la visi­bi­li­té les­bienne dans le cadre du pro­jet euro­péen « Writing for Diversity – LGBTQ issues in cross-​border jour­na­lism », qui sera publiée à l'occasion de la jour­née inter­na­tio­nale des droits de l'homme le 10 décembre 2021 sur le site des ONG alle­mande, ukrai­nienne et mol­dave qui dirigent le pro­gramme. Nous dif­fu­sons cette tri­bune en avant-​première, accom­pa­gnée des illus­tra­tions de Nontira Kigle.

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Élisabeth Chevillet © DR
Tribune, par Élisabeth Chevillet

Oui, je suis gouine ! Et il faut qu’on parle.

"Il faut qu’on parle de ce que ça veut dire, être gouine*. Attention spoi­ler : ça veut dire avoir du cran. « Chaque bai­ser les­bien est une révo­lu­tion », dirait Alice Coffin. Mais avant de démar­rer cette conver­sa­tion, je vous dois de me pré­sen­ter. Je suis une femme, je suis les­bienne et je suis fémi­niste. Quand je dis « je », je parle de moi. Quand je dis « nous », je parle des gouines*. J’écris déli­bé­ré­ment les­biennes* avec une étoile pour inclure toutes les per­sonnes, quelle que soit leur iden­ti­té de genre, qui s’identifient comme telles.

Premières amours lesbiennes

Fin des années 1990. À l’anniversaire de mon petit copain, je réa­lise que je pré­fère sa sœur. J’ai douze ans. Je n’ai jamais vu de les­bienne en chair et en os, ni uti­li­sé ce mot aupa­ra­vant. Dans la cour de récré, les autres disent « gouines » et, croyez-​moi, mieux vaut ne pas en être une.

Pas de pops­tar, d’actrice, de spor­tive, pas de proche les­bienne dans la famille, pas de réseaux sociaux… pas de modèles. Je suis atti­rée par les filles avant même de savoir que c’est pos­sible. À treize ans, j’enregistre secrè­te­ment un télé­film franco-​belge. Histoire d’un couple de femmes avec un enfant, Tous les papas ne font pas pipi debout me bou­le­verse. Je n’ai pas les outils pour remar­quer le carac­tère pro­blé­ma­tique du titre à l’époque.

Un an plus tard, la joueuse de ten­nis fran­çaise et ancienne numé­ro 1 mon­diale Amélie Mauresmo fait son coming out. Les ados qui m’entourent ont des mots très blessants.

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© Nontira Kigle

À la mai­son, j’entends des blagues homo­phobes sur les hommes gays. Les les­biennes n’existent pas.

L’été de mes qua­torze ans, je ren­contre la sœur aînée de mon amie Louana. Elle a un our­son tatoué dans le cou, de magni­fique yeux gris, une voix rauque et, plus inté­res­sant encore, une petite amie. Je suis fas­ci­née. Peu de temps après, j’ai moi-​même ma pre­mière copine, mais je n’en parle à per­sonne. Elle finit par révé­ler notre his­toire à sa sœur, qui rompt le contact avec elle. Je mets fin à la rela­tion quelques semaines plus tard.

Au lycée, j’arrête de sor­tir avec des gar­çons. J’en suis réduite à regar­der Buffy, alors que je déteste les vam­pires et les his­toires sur­na­tu­relles. Le same­di soir, je rejoins mes frères pour voir la série, espé­rant secrè­te­ment une appa­ri­tion de Willow et Tara. J’ai soif d’un bai­ser, d’un regard, d’un geste d’amour entre les deux filles. Chaque fois, mon cœur bat la cha­made. Côté cœur, ce sont des années soli­taires, jusqu’à ce que je ren­contre Gaëlle. J’ai seize ans.

Gaëlle et moi tom­bons très amou­reuses. En cours, nous for­mons un qua­tuor phé­no­mé­nal avec nos amis Samir et Lola. Notre goût de la pro­vo­ca­tion et notre éner­gie débor­dante exas­pèrent les profs. Nous pas­sons des heures à fumer, boire des cafés et jouer au baby-​foot dans notre bar pré­fé­ré. Le week-​end, Gaëlle et moi nous retrou­vons chez sa mère ou la mienne. Sa peau me trans­porte dans des lieux inconnus.

Le jour où la mère de Gaëlle découvre notre rela­tion, elle m’appelle sur mon por­table. C’est un dimanche matin, juste après mon match de foot. Je me sou­viens de ses mots comme si c’était hier. Elle m’interdit d’approcher sa fille, ou le grand frère s’occupera de moi. Effrayée et furieuse, je mets immé­dia­te­ment un terme à notre rela­tion. Gaëlle parle de nous à Samir et Lola, mais, moi, je nie en bloc. À l’époque, j’ignore tout de la les­bo­pho­bie intériorisée.

Je ne parle à per­sonne de la vio­lence des réac­tions autour de mes pre­mières amours les­biennes. À dix-​sept ans, je me remets à sor­tir avec des gar­çons juste pour être nor­male. Le sexe avec des hommes nuit gra­ve­ment à ma san­té men­tale de jeune les­bienne* refou­lée. Si seule­ment l’adolescente que je suis avait connu la thé­ra­peute qui me dirait des années plus tard : « Mais pour­quoi voulez-​vous être nor­male ?! Vous n’entrez pas dans le moule, et c’est très bien comme ça ! »

À la fac, je ren­contre une fille dans l’équipe de bas­ket. Nous tom­bons folles amou­reuses. Dalia est la rai­son par­faite pour faire mon coming out.

Des modèles les­biens*, mais la route est encore longue

Depuis la fin des années 1990, les choses ont chan­gé. Les jeunes queers gran­dissent avec des modèles les­biens*. Il y a Instagram et TikTok. L’industrie musi­cale compte un nombre crois­sant d’icônes les­biennes* comme Angèle, Hayley Kiyoko et Kehlani. Partout dans le monde, les jeunes spor­tives voient Megan Rapinoe, Caster Semenya et d’autres ath­lètes les­biennes* per­for­mer dans une varié­té de disciplines.

Sur le petit écran, The L Word a ouvert la voie. De nom­breuses émis­sions met­tant en vedette des per­son­nages les­biens* ont sui­vi. Netflix tra­vaille sur l’inclusion LGBTQ+. Le spec­tacle Nanette signé Hannah Gadsby est deve­nu un phé­no­mène de stand-​up pla­né­taire après sa sor­tie en 2018. Des films comme Carol, En secret, Kyss mig, Portrait de la jeune fille en feu ou Rafiki racontent des romances les­biennes. On com­mence même à voir des his­toires où les per­sonnes LGBTQ+ savent faire autre chose qu’être queer. En Allemagne, Princess Charming, la pre­mière émis­sion de ren­contres les­bienne* au monde, a récem­ment contri­bué à amé­lio­rer notre visi­bi­li­té auprès du grand public.

Les choses ont chan­gé, mais la route est encore longue. La les­bo­pho­bie est à tous les coins de rue. À l’échelle mon­diale, 43 pays conti­nuent de cri­mi­na­li­ser le sexe les­bien*. Les peines vont de l’amende à la mort par lapi­da­tion, en pas­sant par la réclu­sion à per­pé­tui­té. Mais, en Europe, il n’y a plus de les­bo­pho­bie depuis long­temps, pensez-​vous ? Erreur. Les évo­lu­tions juri­diques posi­tives que l’on constate actuel­le­ment ne suf­fisent pas. Dans l’Union euro­péenne, 46 % des les­biennes évitent encore de tenir la main de leur par­te­naire en public par crainte d’être atta­quées ou harcelées.

En plus des agres­sions sexuelles, phy­siques et ver­bales, nous subis­sons une autre forme de vio­lence, qui reste impu­nie par la loi : l’effacement des lesbiennes*.

À la croi­sée du sexisme et de l’homophobie

Parfois, dif­fé­rents pré­ju­gés opèrent simul­ta­né­ment pour pro­duire des formes de dis­cri­mi­na­tions spé­ci­fiques. On parle d’« inter­sec­tion­na­li­té ». La les­bo­pho­bie elle-​même est à l’intersection de deux types de dis­cri­mi­na­tions : le sexisme et l’homophobie. Sans par­ler du racisme, de la trans­pho­bie, de la gros­so­pho­bie et du vali­disme que subissent éga­le­ment les lesbiennes*.

Illustration 2 Heteronorm
© Nontira Kigle

Contrairement à nos sœurs hété­ras, nous n’avons pas besoin des hommes. Nous défions les socié­tés hété­ro­pa­triar­cales et les struc­tures de pou­voir par notre simple iden­ti­té. Le pro­blème : les hommes cis colo­nisent le som­met de la hié­rar­chie et n’ont aucune inten­tion de nous faire de la place au nom de l’égalité. La plu­part du temps, nous res­tons donc invi­sibles en poli­tique, ain­si que dans les médias tra­di­tion­nels, les lieux de tra­vail et l’espace public. Ce refus his­to­rique de recon­naître notre exis­tence a un nom : l’effacement des lesbiennes*.

Et lorsque, tant bien que mal, nous nous mon­trons, lorsque nous com­bat­tons l’effacement des les­biennes*, les consé­quences sont rudes. En 2020, la publi­ca­tion du Génie les­bien d’Alice Coffin a pro­vo­qué un tol­lé géné­ral. Des jour­na­listes cis blancs qui n’avaient pas lu le livre ont crié à la misan­drie. L’Institut catho­lique de Paris a ces­sé de tra­vailler avec l’autrice. Elle a été vic­time de cybe­rin­ti­mi­da­tion. Et ça conti­nue : Alice Coffin a été har­ce­lée publi­que­ment lors d’une confé­rence en juin 2021.

Lesbiennes*, montrons-​nous ?

Puisque nous n’entrons pas dans le moule, les socié­tés cis-​hétéronormatives nous couvrent de honte. « Gouine » était une insulte avant que nous nous rap­pro­priions le mot. Les les­biennes* sont enfer­mées dans un pla­card ima­gi­naire, dont il faut du cou­rage pour sor­tir. Le point de départ de nos vies amou­reuses est un lieu secret et hon­teux. Et c’est étouffant.

Bonne nou­velle : la cis-​hétéronormativité est une fic­tion humaine. En tant que telle, nous pou­vons la déconstruire.

Refuser de voir quelqu’un, c’est nier son exis­tence. Tandis que les enfants queers ont besoin de modèles pour se façon­ner, l’effacement est un pro­blème de san­té publique. Nous, les gouines*, ne devrions pas avoir à faire de coming out. Nous n’avons rien à avouer, nous ne sommes pas cou­pables. Il est urgent de libé­rer les géné­ra­tions futures du mau­dit pla­card. Alors ouvrons la marche : montrons-nous.

Comme l’effacement, le silence peut être d’une vio­lence inouïe. Abolir la cis-​hétéronormativité toxique implique de mettre des mots sur nos iden­ti­tés sexuelles. Alors, là encore, allons‑y. Écorchons les oreilles, arra­chons les œillères et soyons fières de se dire gouines*. Le Génie les­bien est un tour de force : appuyée par le tol­lé média­tique, Alice Coffin a réus­si à faire par­ler des les­biennes*. LESBIENNE. L’autrice sou­ligne qu’il faut écrire, dire et répé­ter le L‑word jusqu’à ce qu’il cesse d’être tabou. En nous nom­mant, elle brise le silence. Elle affirme nos exis­tences, et force le monde à faire de même.

So let’s be out, loud and proud ? Du moins, c’est ce que dit mon cœur. Mais la réa­li­té est plus com­plexe qu’un slo­gan accro­cheur. Si visi­bi­li­té peut rimer avec sécu­ri­té et amor­cer la décons­truc­tion de la cis-​hétéronormativité, elle a aus­si son lot de dan­ger. Montrons-​nous et met­tons des mots sur nos iden­ti­tés, à condi­tion que notre vie, notre san­té men­tale ou notre inté­gri­té phy­sique ne soient pas mena­cées. À condi­tion que nous nous sen­tions suf­fi­sam­ment fortes pour affron­ter la les­bo­pho­bie. Dans tous les cas, il faut res­pec­ter les gens qui dis­si­mulent leur orien­ta­tion sexuelle. Faire son coming out est une déci­sion per­son­nelle, pas une obligation.

Lutter contre la les­bo­pho­bie : décons­trui­sez vos préjugés

Les enfants sont des éponges. Ils absorbent nos valeurs, agissent par mimé­tisme et répètent ce qu’ils entendent. Montrer l’exemple est donc une res­pon­sa­bi­li­té col­lec­tive. Et il y a le feu ! À la mai­son, à l’école, dans la rue : créons des espaces où nos jeunes se sentent en sécu­ri­té. Libérons-​nous des biais sexistes et homo­phobes. Imaginons un lan­gage inclu­sif. Faisons preuve de bien­veillance. Et si votre enfant est queer, ces­sez de cher­cher le cou­pable. Cessez de vou­loir jus­ti­fier son iden­ti­té. À la place, serrez-​le dans vos bras et dites-​lui « je t’aime »."

Suivez Élisabeth Chevillet sur son compte Instagram et l'illustratrice Nontira Kigle sur le sien.

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