Avec Les Enfants des autres, qui sort mercredi en salles, Rebecca Zlotowski signe un film bouleversant sur les multiples façons de faire famille, la solidarité féminine et la transmission. Entretien croisé entre la réalisatrice et sa superbe interprète.
C’est l’un des films les plus renversants de la rentrée. Les Enfants des autres raconte l’histoire de Rachel, une enseignante d’une quarantaine d’années (Virginie Efira), sans enfants, qui, en tombant amoureuse d’un homme (Roschdy Zem), fait aussi la rencontre de Leila, sa fille de 4 ans qu’elle aime et élève en essayant de trouver la juste place. Pour son cinquième film, Rebecca Zlotowski, (Belle épine, Grand Central, Une fille facile ou encore la série Les Sauvages sur Canal+), réalisatrice engagée, notamment dans le Collectif 50/50 (qui défend l’égalité femmes-hommes dans le cinéma), réinvente la figure de la belle-mère, à mille lieues des représentations caricaturales des contes de fées. En s’attaquant à ce sujet intime et universel, Rebecca Zlotowski signe un film bouleversant sur les multiples façons de faire famille, la solidarité féminine et la transmission. Entretien croisé entre la réalisatrice et sa superbe interprète.
Causette : Avant de faire un film sur la belle-parentalité, est-ce que vous avez cherché des figures de belle-mère à l’écran ? Est-ce que ce rapport a été beaucoup traité ?
Rebecca Zlotowski : Oui j’ai cherché et il n’y a pas grand-chose. Ces récits m’ont manqué en tant que cinéphile et en tant que femme qui vivait cette expérience, car j’ai été et je suis toujours belle-mère. C’est un sujet trivial, presque banal, qui concerne énormément de femmes, mais les seules représentations qui existaient étaient assez négatives. La belle-mère, c’est toujours la fâcheuse, la malgré elle, la femme qui, au fond, n’a pas enfanté. Elle a tout le pire de la maternité sans la partie autorisée. La dimension un peu militante du film, c’est de dire qu’il peut y avoir de l’amour, de la tendresse, du lien qui se forme entre des femmes et des enfants même si elles n’en sont pas les mères.
Virginie Efira : Il y a aussi, dans les contes, la représentation de la marâtre, la femme qui n’aime pas l’enfant. Je me souviens également d’un film américain des années 1990 avec Julia Roberts et Susan Sarandon [Ma meilleure ennemie, ndlr]. Mais ce film parle surtout d’une opposition, d’un conflit de légitimité entre deux femmes. La relation n’est jamais regardée sous l’aspect du lien partagé, le rapport trouble, la place qu’on laisse, celle qu’il faut prendre.
Quelle dimension féministe y a‑t-il à mettre en scène cette figure nouvelle de la belle-mère ?
R. Z. : Le sujet de la maternité, au sens large, est consi- déré comme très féminin et jusqu’à présent il y avait une autocensure des femmes dans ce métier qui se disaient que parler de quelque chose de trop féminin, de maternel, n’allait pas intéresser l’industrie du cinéma. Moi-même, dans mes premiers films, c’est comme si j’avais donné des gages d’une certaine virilité en situant mes histoires dans des arènes phalliques : circuit de moto, centrale nucléaire, pour trouver une place dans l’industrie. C’est seulement au cinquième film que je me suis autorisée l’intime, à me saisir d’un sujet qui m’était personnel, brûlant, profond. Parce que le moment politique y était favorable aussi. On est dans un moment propice à l’exploration de récits de l’intime qui nous manquent. Il se trouve que je suis une réalisatrice, mais beaucoup d’hommes sont concernés par ces questions de la paternité, de la parentalité, de la belle-parentalité.
V. E. : Le film vient combler un vide et il le fait sans pathos. Devenir belle-mère d’un enfant, c’est arriver après la mère, après la grande histoire, après celle qui a porté la vie. Comment se positionne-t-on ? Quelle place prendre ?
R. Z. : Ce qui peut être féministe et militant, aussi, c’est l’idée que ne pas avoir d’enfants n’est pas un trou béant dans la féminité. Rachel dit d’ailleurs qu’elle est fière d’appartenir à la catégorie des femmes qui n’en ont pas. Mais ce n’est pas manichéen. Le film ne dit pas non plus que ne pas avoir d’enfants, c’est formidable dans une existence. Non, il y a aussi de la souffrance chez ce personnage. Comme il peut y avoir de la souffrance dans le fait de faire des enfants.
Quels risques prend-on quand on choisit d’aimer les enfants de l’autre ? À quoi s’expose-t-on ?
V. E. : Dans tout engagement affectif, il y a toujours le risque de la perte. Cela se pose moins quand on est père ou mère, car on le reste toute sa vie. L’autre difficulté dans le rôle de belle-mère, c’est qu’on n’a pas envie de prendre la place de quelqu’un d’autre, on n’a pas envie d’offenser qui que ce soit. Prendre une place, ça signifie aussi que l’autre vous la laisse, donc ça interroge le père. Est-ce qu’on peut en parler à égalité avec lui ? C’est très tâtonnant, c’est presque quelque chose à inventer.
R. Z. : On a envie d’être très aimée par l’enfant mais pas trop non plus. On a envie que l’enfant nous adore, car c’est comme un truchement de l’amour du conjoint. Pour ce qui me concerne, j’avais envie de les séduire, d’être cool. J’étais plus dans la fabrication d’une persona qu’avec leur père quasiment… Et en même temps, on ne veut pas trop prendre de place dans la vie du ou des enfants parce qu’au moment où on se sépare, il faut sortir de l’équation. Ce sont des enfants qui ont déjà connu un traumatisme énorme : la séparation de leurs parents. J’ai vraiment vécu ce moment où je mourais d’envie de leur manquer, mais je savais au fond de moi qu’il ne fallait pas du tout aller chercher ça. En fait, on est tout le temps dans un posi- tionnement éthique.
V. E. : Jusqu’à mes 40 ans, je n’aimais que des hommes qui avaient des enfants. Je me suis mariée à 22 ans avec quelqu’un qui en avait trois.
R. Z. : Tu sais pourquoi ils avaient toujours des enfants ?
V. E. : Un homme m’apparaissait mieux dans sa paternité. Le lien avec les enfants me semblait très simple et me plaisait beaucoup. J’avais confiance en moi sur ce type de rapports, beaucoup plus que dans mon rapport aux hommes. Avec un enfant, j’avais l’impression que j’avais une utilité. Et je ne me disais pas « je vais moins m’attacher parce que peut-être qu’on va se séparer ». Au moment où on vit avec quelqu’un, même si on sait que les histoires d’amour finissent, on ne se le répète pas tout le temps. Comme dans le film, il y a toujours eu le souci de continuer à se voir après la séparation. J’ai quand même encore des SMS. En fait, je sais qu’ils ont gardé un bon souvenir.
C’est touchant ça. L’amour avec l’autre parent finit mais pas forcément celui avec l’enfant…
V. E. : Oui, bien sûr, mais comme j’ai beaucoup gambadé dans l’existence, si je devais garder un lien très fort avec tous les enfants de tous les pères ! [Rires]
R. Z. : Il faudrait un mini van. [Rires]
V. E. : Ce sont des rapports qui se distancient, mais il y a cette question, et c’est la chose qui m’éblouit le plus dans le film de Rebecca : qu’est-ce qu’on garde de quelqu’un ? J’aime que ce soit associé à quelque chose de doux. Ça m’est arrivé encore récemment qu’un enfant que j’ai côtoyé me dise : « Ah t’étais là, tu faisais ça. » Évidemment qu’à un moment les rapports se sont étiolés, il y a parfois eu la rencontre du père avec une autre femme. Donc je ne vais pas être là « coucou, j’arrive tous les samedis ». Faut se calmer. [Rires]
R. Z. : Oui, après une séparation, le lien peut prendre d’autres formes, un peu comme un modèle de tante ou d’amie de la famille qui peut donner des outils dans les études, la représentation des métiers. Ou d’autres représentations de féminité. C’est comme un objet supplémentaire dans la boîte à outils de la parentalité dans laquelle les parents peuvent aller piocher s’ils le souhaitent.
V. E. : Il y a aussi un peu un fantasme d’éducation multiple, je trouve. L’idée que différentes personnes peuvent s’occuper de ton enfant s’il y a un minimum de valeurs communes, ça peut être très réjouissant pour les parents. C’est chouette, en fait !
Par quoi passe le lien avec les beaux-enfants ? Par des attentions quotidiennes ?
V. E. : Il y a plein, plein de chemins qui peuvent amener à l’intimité et à la confiance. Pour un jeune enfant, ça passe par le soin et par le cadre. Mais il y a aussi des rapports plus souples. Ça dépend de l’âge de l’enfant. C’est une position assez géniale car ne sont jamais intervenues – en tout cas pour moi – les questions d’autorité parentale. C’est un autre placement, une autre écoute, qui n’est pas celle du père ou de la mère. On arrive à trouver une place entre les deux. Ça passe évidemment par partager certaines choses et aussi, le film le montre bien, par respecter certains endroits d’exclusion, qui sont parfois difficiles. Il faut arriver à les comprendre, à ne pas entrer en opposition, à expliquer à l’enfant pourquoi on est là. Comment on rassure ? Comment on passe aussi au-dessus du fait d’être toujours envahie si soi-même on n’a pas d’enfants ? Ce n’est pas toujours simple.
Et ce n’est pas obligatoire que ça marche…
R. Z. : Ah ben ça, c’est le grand tabou. Bien sûr, il peut arriver de ne pas aimer l’enfant. Il y a des affinités, des âges, des planches plus ou moins savonnées par les mères. Quand on demande « est-ce que tu aimes cet enfant ? », moi, je pense que la question, c’est « est-ce que tu aimes cet homme ? ». Aimer un homme ou une femme sans aimer son enfant, ça me semble mauvais signe sur la relation. Ne plus aimer un enfant ou avoir des déprises, c’est souvent lié à un dysfonctionnement avec l’un des adultes. Et c’est souvent un révélateur.
V. E. : Je trouve que c’est différent si on a un enfant ou si on n’en a pas. Quand on a un enfant arrivent fréquemment les questions d’éducation multiple, donc ça implique plus de s’investir dans ces questions. On cherche à équilibrer la vie et l’équité entre tous ces enfants et c’est à la fois enrichissant et pas toujours d’une grande fluidité. Quand on n’a pas d’enfants, on est en léger retrait, on accepte. On laisse le père décider et on ne lui dit pas « le coucher à 9 heures, c’est trop tard ».
Est-ce aussi un film sur comment faire famille autrement que par la biologie ?
R. Z. : C’est complètement ça. Tout le trafic possible autour d’une parentalité : congeler ses ovocytes, faire des enfants avec quelqu’un avec qui on les élèvera pas, faire des enfants par PMA, par GPA – moi, je suis parfaitement pour légiférer sur quelque chose qui existe déjà et me semble être un débat d’arrière-garde… Tout ça me passionne. Pour moi, c’est ça le sujet du prochain siècle. Comment on fabrique des familles avec du choix, de la volonté, de la politique ? Toutes ces choses qui ont été désirées, voulues, construites par le soin qu’on s’accorde. Quand ma belle-fille m’emmerde, je lui dis parfois : « Tu sais, je t’aime alors que je n’y suis même pas obligée, donc en fait, je suis vraiment sympa. » [Rires.] Il n’y a pas un dû.
Dans le film, vous mettez en avant un lien très émouvant entre la mère de la petite et le personnage de Rachel, la belle-mère. C’était important de casser la traditionnelle image de la rivalité entre femmes ?
R. Z. : Le lien avec la mère d’un enfant qu’on élève à moi- tié n’a été considéré que dans la rivalité. Cette image de la rivalité, qui n’est pas notre vérité, nous empoisonne. C’est parfois porté par des femmes réalisatrices elles- mêmes et ça, j’ai du mal à le comprendre. Des femmes qui s’écharpent autour d’un repas de famille en se traitant de pétasses, je ne peux pas. Moi, ce lien entre femmes me bouleverse. J’ai fait la projection du film devant Virginie et la mère de ma belle-fille. Je pense que je ne me serais pas autorisée à faire ce film si on n’avait pas eu des rapports aussi sereins elle et moi.
V. E. : Même si c’est une femme qui couche avec ton mec, en fait, il faut se débarrasser de la rivalité féminine. Qu’il y ait quelque chose à expliciter avec l’homme je veux bien, mais sinon ce n’est pas à cet endroit-là que ça se passe. J’ai été plusieurs fois belle-mère et souvent, la mère était super. J’ai eu comme ça très vite une représentation d’une mère qui acceptait et c’était très très beau.
R. Z. : Ce partenariat…
V. E. : Oui, ce partenariat. Cette femme, alors que j’étais très jeune et qu’il y avait eu une séparation, m’a laissée prendre ma place. C’est une chose qui m’a vraiment fondée dans mon rapport avec les femmes.
Rebecca, vous racontez que vous vous êtes rendu compte que vous étiez enceinte au moment du tournage du film, alors que vous ne l’attendiez pas. C’est très différent, alors, d’avoir un enfant à soi ?
R. Z. : Je ne sais pas encore, je vous dirai dans un an. Là, c’est trop tôt. Mais j’ai mis tellement longtemps à l’avoir que je pense que j’étais très prête. Mais ma vie est la même. Je ne crois pas ce qu’on dit sur le fait que la vie change. T’es la même femme mais augmentée de quelque chose.
V. E. : Moi, au contraire, quand je suis devenue mère, j’ai cru que j’étais un être fini et qu’il n’y allait plus avoir que la question de la transmission. Et que pour moi, ça s’arrêtait. Puis je me suis dit que ce n’était pas moi qui étais finie, mais que quelque chose allait continuer et, du coup, ça enlève même des angoisses de mort. Mais il a fallu du temps.
R. Z. : Alors que moi, j’ai vécu toutes mes inquiétudes entre mes 12 ans et mes 22 ans, donc la vie me paraît extrêmement douce depuis.
Oui, car comme l’héroïne du film, Rebecca, vous avez perdu votre mère jeune. Avez-vous eu une belle-mère ?
R. Z. : Oui, et avec elle, les liens sont très forts et très tendres. Il y a eu beaucoup de figures de femmes de substitution. Comme ma mère est morte de manière très prématurée, des amies à elle ont pris le relais. Je crois énormément à cette transmission de parentalité. Je suis très certaine qu’un enfant doit se débarrasser de ses parents et apprendre à se passer d’eux.
Les Enfants des autres, de Rebecca Zlotowski, avec Virginie Efira et Roschdy Zem. En salles le 21 septembre.