Les six romans à découvrir ce mois-ci traitent chacun à leur façon de points de rupture.
Usurpation vengeresse
Dans un roman noir, elle serait l’anti-héroïne par excellence. L’Autre Femme, de l’Uruguayenne Mercedes Rosende, s’ouvre sur l’autoportrait d’une narratrice à qui la vie ne sourit pas mais qui a décidé d’en rire. Ursula Lopez est une traductrice solitaire et obèse d’une quarantaine d’années, qui passe son temps à pester mentalement contre ses médecins, gourous diététicien·nes, contre sa sœur parfaite, sa voisine érotomane, sa patronne ou encore le fantôme de son père – qui, dix ans après sa mort, continue de la harceler pour qu’elle cesse de s’empiffrer.


Alors le jour où un kidnappeur lui réclame une rançon afin de libérer son mari, Santiago, Ursula – qui n’a pas de mari – se sent pousser des ailes. Après tout, pourquoi ne pas exploiter son homonymie avec la femme de Santiago, cette « autre » Ursula Lopez qui pourrait être son avatar inversé ? Pourquoi ne pas devenir héroïne de polar ? À rebours des codes du genre, maniant à merveille la fable sociale à la façon des frères Coen et la tragicomédie à la Tarantino, Mercedes Rosende signe un roman mordant et jubilatoire. Un jeu des sept erreurs que l’on déplie avec empressement sans imaginer une seconde la chute prodigieuse qui nous attend.
L’Autre Femme, de Mercedes Rosende, traduit de l’espagnol (Uruguay) par Marianne Millon. Quidam éditeur, 238 pages, 20 euros.
Le mal du mâle

C’est la vie d’après, pour Mahir Guven. Prix Goncourt du premier roman en 2018 pour Grand Frère, il revient avec un deuxième ouvrage qui confirme ses qualités de portraitiste. Noé Stéphan, 35 ans, est en garde à vue. Il aurait tué un de ses amis qui a roué de coups sa propre épouse. En tentant de fuir, notre narrateur s’est violemment cogné la tête au sol et reste inconscient. Sa mémoire, ou peut-être sa conscience, prend alors le contrôle du roman. Et rembobine ses souvenirs de jeunesse, passée dans l’ouest de la France : les premiers émois et désirs, son père disparu dont il découvre qu’il a fait partie d’un groupe d’indépendantistes bretons, son meilleur ami, réfugié kurde dont il épouse la cause. En déroulant le fil de son histoire, il prend conscience d’une masculinité bâtie sur une certaine violence. Dont il veut à présent se défaire. Ce récit intérieur, c’est le tribunal de sa conscience. Le portrait d’une génération trentenaire, mais aussi d’une époque.
Les Innocents, de Mahir Guven. Éd. Grasset, 496 pages, 24 euros.