En cette période de crise, beaucoup se sont (re)mis·es à poser leurs pensées sur le papier. Comme un besoin impérieux de prendre la plume pour lâcher ce qu’on a dans le ventre… Alors, à leurs côtés, Causette chante les louanges du précieux allié, outil d’empowerment, qui les a aidé·es à avancer : le carnet intime.
Avec cette histoire de confinement, on a eu besoin de trucs bien régressifs. Ça a commencé par les photos d’enfance sur les réseaux sociaux (le #BirthdayChallenge), les chaînes de blagues sauce 2006 pour se marrer, ou les coups de fil interminables, comme à l’adolescence. Et puis, il y a eu ce petit voyant qui s’est allumé dans la tête de certain·es. Le besoin de revenir, ultime refuge, à toi, cher journal. Toi, le bon vieux carnet rose à cadenas, ou tes variantes : cahiers de pensées, Mémoires ou même le tout nouveau « carnet de confinement ». On a eu envie de te sortir du fond d’un tiroir et de se munir d’un stylo pour noircir tes feuilles. Même les applis de diarisme (ou journaling, in English) le constatent. DayOne, la plus connue, enregistre 20 % d’activité en plus, lâche son fondateur.
T’écrire
Il faut dire que t’es conçu pour ça, les crises. C’est justement parce qu’il a senti qu’on entrait dans une période « exceptionnelle » que Pablo a pris la plume pour écrire, le 17 mars, au premier jour du confinement. Ce presque trentenaire originaire des montagnes chiliennes était alors seul dans un deux-pièces à Paris. « Au début, explique-t-il, c’était comme un carnet de bord sociologique. J’ai parlé du discours de Macron, des raisons du confinement et des tâches que je devais faire… » Puis il s’est lâché et s’est mis à se confier. Depuis, dans le grand carnet noir que sa copine lui a rapporté du bureau, il écrit « jusqu’à huit pages » quotidiennes (ça, c’est dans « les mauvais jours »).
C’est d’ailleurs du besoin primaire de se confier en période hard que t’es né. D’après une émission de France Culture, ton ancêtre, le premier journal intime que l’on connaisse, est celui de sainte Perpétue. Une jeune chrétienne de Carthage condamnée à mourir piétinée par une vache dans une arène romaine en l’an 203. Tu fus son épaule « de papier » avant le martyre…
Mais faudrait pas croire que t’es morose pour autant ! Édouard Boulon-Cluzel est un ancien éditeur. Il a lancé une banque de « Mémoires de confinement », où chacun·e peut envoyer ses textes intimes écrits pendant la crise, histoire de les archiver. Son projet s’appelle AQLO. Mi-confinement, il avait déjà reçu cinq cents pages. Et il a été étonné de voir qu’elles étaient truffées de blagues. « On voit que l’écriture et l’humour sont comme un antidote à l’angoisse, que les gens ont besoin de se lâcher. »
Si toutes ces personnes s’en remettent à toi en ce moment, c’est parce que t’es l’un de nos plus petits dénominateurs communs. T’es l’élan qui nous vient quand on est perdu·es ou bien qu’« on a tout rangé dans la maison », résume Yves. Ce monsieur de 95 ans a justement commencé ses Mémoires pendant le confinement, depuis son appartement de la banlieue est de Paris. Il y pensait « depuis des années », alors il s’est muni d’un « cahier d’écolier à grands carreaux » pour tout raconter. Cela va de ses ressentis « de petit garçon de 3 ans » jusqu’à ses études aux Beaux-Arts. Quand on lui demande ce que lui apporte l’écriture intime, il grommelle un peu : « Je ne peux pas l’expliquer ! Vous vous apercevez en écrivant que vous vous dépassez et n’êtes plus vous-mêmes. À un moment, la vie n’existe plus. Je n’ai connu ce sentiment qu’avec l’art. »
Il y a un truc organique, dans le fait de t’écrire. Pour l’écrivaine Blandine de Caunes, autrice de La Mère morte (éd. Stock, 2020) – par ailleurs fille de la grande féministe Benoîte Groult –, c’est « un pur plaisir ». Plus grand encore qu’écrire sous la forme littéraire. « Un roman, c’est du travail. On est contente d’une page ou deux qu’on écrit, concède-t-elle. Le plaisir vient une fois que le livre est fini. Alors que l’écriture intime, ce sont les colères d’ados, les garçons, le bonheur d’être enceinte… les périodes exceptionnelles. » Pas de calculs ni d’artifices, tu coules tout seul.
On peut dire que t’es un peu sacré. Voilà pourquoi on te bichonne. Comme pour sortir de l’espace-temps normal, avec toi. Maya en est à son vingt-septième journal – « plus que mon âge, 23 ans », précise la jeune femme. Elle aussi avoue t’écrire plus régulièrement depuis le début de la crise, de sa maison familiale de Toulon, dans le Var, où elle s’est confinée. Au milieu des textes, elle insère des citations, des dessins, utilise souvent un « marqueur violet » ou du Scotch décoratif. En revanche, « pas de carreaux ou de lignes trop foncées. Si possible, précise-t-elle, j’aime avoir une pochette à la fin du carnet pour y glisser des tickets de cinéma, des autocollants… » Pour Pablo, tu dois être fait de « pages blanches, sans ligne, d’une couverture dure avec un élastique de fermeture » pour pas que tu t’ouvres dans le sac et que tu te salisses au contact du monde. Parfois, tu ressembles même à une prière quotidienne, car on fixe un rendez-vous avec toi. Pablo, c’est le matin, après son café. « Après la sieste » pour Yves. Même s’il prépare ses idées « au moment du coucher, entre 23 heures et 2 heures du matin » pour l’écriture du lendemain.
Te résumer à une simple « habitude » serait cependant une grosse erreur. Car par toi, petit journal, transite un besoin viscéral : celui de laisser une trace. Élizabeth Legros Chapuis est écrivaine et bénévole à l’Association pour l’autobiographie, qui se propose d’archiver les journaux de diaristes volontaires. Elle dit que c’est « le motif principal » enregistré pour les dons de journaux. Les souvenirs de Maya le confirment. Quand elle était petite, elle écrivait « pour que des historiens du futur, dans trois siècles, puissent découvrir mon époque ». Pour elle, tu serais un peu « comme un corps figé par la lave de Pompéi ». Quand Pablo t’écrit, lui, il s’adresse à un·e inconnu·e, « comme si c’était une conversation philosophique sur la société » pour qu’« un témoin de sa vie » subsiste. Il fantasme un peu « que quelqu’un trouve ce carnet dans la rue et puisse lire une partie de [son] histoire ».
Plus profondément, tu nous relies à notre jardin secret le plus enfoui, loin des faux-semblants d’Instagram et compagnie. Écrire un journal, c’est « retrouver l’idée qu’on peut dire des choses sans qu’on nous écoute tout de suite, comme c’est le cas sur les réseaux sociaux, souffle Pablo, sans être dans ce truc où notre pensée, notre intimité, peut être immédiatement commentée. » Un peu comme un podcast fait maison, où on prendrait le temps de se dérouler soi et où notre histoire suffirait pour réfléchir et faire sens. En cela, t’es l’exact opposé de ce que le psychiatre Serge Tisseron appelle l’« extimité », le désir de rendre l’intimité visible. Pour Édouard Boulon-Cluzel, le créateur de la banque de la mémoire confinée, c’est ce qui te rend d’autant plus nécessaire aujourd’hui. « Les Gafam [Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft, ndlr] ont fait de l’intime un marché lucratif. On nous invite à nous raconter aujourd’hui. Le retour aux écritures intimes en est le mouvement inverse. C’est un retour au spontané. »
C’est comme ça que tu nous révèles à nous-mêmes. Blandine de Caunes cite Kafka pour le signifier. « Il disait des livres qu’ils sont “la hache qui doit fendre la mer gelée en nous”. » L’écrivaine voit dans les journaux intimes un acte similaire, par lequel on pulvérise nos barrières pour accéder à nos secrets sous-marins. « On a une idée de soi mais pas précise, poursuit-elle, un journal vous permet de vous voir avec l’œil du moment. » Ton corps de papier est mieux qu’un miroir. « C’est toujours bien de discuter avec des amis, mais quand tu poses tes questionnements ou tes idées sur papier, tu les VOIS », précise Maya.
Te lire
On ne fait pas que t’écrire. Que tu sois notre journal ou celui de quelqu’un d’autre, on peut aussi te lire. Se plonger en toi de la sorte, c’est, aux yeux de Blandine de Caunes, un vrai lien transgénérationnel. Elle se prépare justement à publier, au printemps 2021, l’un des journaux de sa mère, retrouvé récemment dans la maison familiale. Un trésor « sur papier pelure, un peu dur à lire », que Benoîte Groult a écrit à quatre mains avec son compagnon de l’époque. En 2018, Blandine de Caunes a déjà publié Le Journal d’Irlande. Carnets de pêche et d’amour (éd. Grasset), dans lequel Benoîte Groult raconte sa vie, entre 1977 et 2003. « J’ai adoré cette expérience, confie Blandine de Caunes. Je n’ai rien découvert d’elle que je ne connaissais pas, car on était très proches, mais je la retrouvais ELLE, entière, vivante. »
À ses yeux d’autrice, tu sembles là encore plus puissant que l’écriture littéraire. « Lire le journal de quelqu’un, comme ceux de Gide, de Virginia Woolf ou de Sándor Márai [écrivain hongrois, prix du Journal intime 2019], c’est vivre d’autres vies. C’est entrer dans la tête ou le cœur de personnes parfois très éloignées de nous, qui fonctionnent différemment, que l’on peut comprendre. »
Et puis te relire quand on t’a écrit nous-mêmes, c’est accéder à la mémoire de nos joies et de nos échecs qu’on a réussi à surmonter. « En te relisant, tu constates ta progression, poursuit Maya. En 2017, par exemple, j’ai eu mon permis après trois échecs et réussi un concours la même semaine. Aujourd’hui, c’est acquis, mais voir qu’à l’époque c’était un truc de ouf pour moi, redécouvrir cette joie folle, ça me rappelle mes victoires et me rend plus forte. » T’écrire, serait-ce même une forme de care ? « Complètement », répond-elle sans hésiter. Pablo te décrit comme une « thérapie » (en moins cher, en plus !).
En fin de compte, petit journal, t’es un outil d’empowerment. Si on se connaît mieux grâce à toi, si on apprend à aimer nos passés et à avaler les présents difficiles, c’est que t’as beau avoir un corps de papier, t’es un soutien de fer.