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Ode au jour­nal intime

112 journal intime camille besse
© Camille Besse

En cette période de crise, beau­coup se sont (re)mis·es à poser leurs pen­sées sur le papier. Comme un besoin impé­rieux de prendre la plume pour lâcher ce qu’on a dans le ventre… Alors, à leurs côtés, Causette chante les louanges du pré­cieux allié, outil d’empo­werment, qui les a aidé·es à avan­cer : le car­net intime.

Avec cette his­toire de confi­ne­ment, on a eu besoin de trucs bien régres­sifs. Ça a com­men­cé par les pho­tos d’enfance sur les réseaux sociaux (le #BirthdayChallenge), les chaînes de blagues sauce 2006 pour se mar­rer, ou les coups de fil inter­mi­nables, comme à l’adolescence. Et puis, il y a eu ce petit voyant qui s’est allu­mé dans la tête de certain·es. Le besoin de reve­nir, ultime refuge, à toi, cher jour­nal. Toi, le bon vieux car­net rose à cade­nas, ou tes variantes : cahiers de pen­sées, Mémoires ou même le tout nou­veau « car­net de confi­ne­ment ». On a eu envie de te sor­tir du fond d’un tiroir et de se munir d’un sty­lo pour noir­cir tes feuilles. Même les applis de dia­risme (ou jour­na­ling, in English) le constatent. DayOne, la plus connue, enre­gistre 20 % d’acti­vité en plus, lâche son fondateur.

T’écrire

Il faut dire que t’es conçu pour ça, les crises. C’est jus­te­ment parce qu’il a sen­ti qu’on entrait dans une période « excep­tion­nelle » que Pablo a pris la plume pour écrire, le 17 mars, au pre­mier jour du confi­ne­ment. Ce presque trente­naire ori­gi­naire des mon­tagnes chi­liennes était alors seul dans un deux-​pièces à Paris. « Au début, explique-​t-​il, c’était comme un car­net de bord socio­lo­gique. J’ai par­lé du dis­cours de Macron, des rai­sons du confi­ne­ment et des tâches que je devais faire… » Puis il s’est lâché et s’est mis à se confier. Depuis, dans le grand car­net noir que sa copine lui a rap­por­té du bureau, il écrit « jusqu’à huit pages » quo­ti­diennes (ça, c’est dans « les mau­vais jours »).

C’est d’ailleurs du besoin pri­maire de se confier en période hard que t’es né. D’après une émis­sion de France Culture, ton ancêtre, le pre­mier jour­nal intime que l’on connaisse, est celui de sainte Perpétue. Une jeune chré­tienne de Carthage condam­née à mou­rir pié­ti­née par une vache dans une arène romaine en l’an 203. Tu fus son épaule « de papier » avant le martyre…

Mais fau­drait pas croire que t’es morose pour autant ! Édouard Boulon-​Cluzel est un ancien édi­teur. Il a lan­cé une banque de « Mémoires de confi­ne­ment », où chacun·e peut envoyer ses textes intimes écrits pen­dant la crise, his­toire de les archi­ver. Son pro­jet s’appelle AQLO. Mi-​confinement, il avait déjà reçu cinq cents pages. Et il a été éton­né de voir qu’elles étaient truf­fées de blagues. « On voit que l’écriture et l’humour sont comme un anti­dote à l’angoisse, que les gens ont besoin de se lâcher. »

Si toutes ces per­sonnes s’en remettent à toi en ce moment, c’est parce que t’es l’un de nos plus petits déno­mi­na­teurs com­muns. T’es l’élan qui nous vient quand on est perdu·es ou bien qu’« on a tout ran­gé dans la mai­son », résume Yves. Ce mon­sieur de 95 ans a jus­te­ment com­men­cé ses Mémoires pen­dant le confi­ne­ment, depuis son appar­te­ment de la ban­lieue est de Paris. Il y pen­sait « depuis des années », alors il s’est muni d’un « cahier d’écolier à grands car­reaux » pour tout racon­ter. Cela va de ses res­sen­tis « de petit ­gar­çon de 3 ans » jusqu’à ses études aux Beaux-​Arts. Quand on lui demande ce que lui apporte l’écriture intime, il grom­melle un peu : « Je ne peux pas l’expliquer ! Vous vous aper­ce­vez en écri­vant que vous vous dépas­sez et n’êtes plus vous-​mêmes. À un moment, la vie n’existe plus. Je n’ai connu ce sen­ti­ment qu’avec l’art. »

112 journal intime © Camille Besse
© Camille Besse

Il y a un truc orga­nique, dans le fait de t’écrire. Pour l’écrivaine Blandine de Caunes, autrice de La Mère morte (éd. Stock, 2020) – par ailleurs fille de la grande fémi­niste Benoîte Groult –, c’est « un pur plai­sir ». Plus grand encore qu’écrire sous la forme lit­té­raire. « Un roman, c’est du tra­vail. On est contente d’une page ou deux qu’on écrit, concède-​t-​elle. Le plai­sir vient une fois que le livre est fini. Alors que l’écriture intime, ce sont les colères d’ados, les gar­çons, le bon­heur d’être enceinte… les périodes excep­tion­nelles. » Pas de cal­culs ni d’artifices, tu coules tout seul.

On peut dire que t’es un peu sacré. Voilà pour­quoi on te bichonne. Comme pour sor­tir de l’espace-temps nor­mal, avec toi. Maya en est à son vingt-​septième jour­nal – « plus que mon âge, 23 ans », pré­cise la jeune femme. Elle aus­si avoue t’écrire plus régu­liè­re­ment depuis le début de la crise, de sa mai­son fami­liale de Toulon, dans le Var, où elle s’est confi­née. Au milieu des textes, elle insère des cita­tions, des des­sins, uti­lise sou­vent un « mar­queur vio­let » ou du Scotch déco­ra­tif. En revanche, « pas de car­reaux ou de lignes trop fon­cées. Si pos­sible, précise-​t-​elle, j’aime avoir une pochette à la fin du car­net pour y glis­ser des tickets de ciné­ma, des auto­col­lants… » Pour Pablo, tu dois être fait de « pages blanches, sans ligne, d’une cou­ver­ture dure avec un élas­tique de fer­me­ture » pour pas que tu t’ouvres dans le sac et que tu te salisses au contact du monde. Parfois, tu res­sembles même à une prière quo­ti­dienne, car on fixe un rendez-​vous avec toi. Pablo, c’est le matin, après son café. « Après la sieste » pour Yves. Même s’il pré­pare ses idées « au moment du cou­cher, entre 23 heures et 2 heures du matin » pour l’écriture du lendemain.

Te résu­mer à une simple « habi­tude » serait cepen­dant une grosse erreur. Car par toi, petit jour­nal, tran­site un besoin vis­cé­ral : celui de lais­ser une trace. Élizabeth Legros Chapuis est écri­vaine et béné­vole à l’Association pour l’autobiographie, qui se pro­pose d’archiver les jour­naux de dia­ristes volon­taires. Elle dit que c’est « le motif prin­ci­pal » enre­gis­tré pour les dons de jour­naux. Les sou­ve­nirs de Maya le confirment. Quand elle était petite, elle écri­vait « pour que des his­to­riens du futur, dans trois siècles, puissent décou­vrir mon époque ». Pour elle, tu serais un peu « comme un corps figé par la lave de Pompéi ». Quand Pablo t’écrit, lui, il s’adresse à un·e inconnu·e, « comme si c’était une conver­sa­tion phi­lo­so­phique sur la socié­té » pour qu’« un témoin de sa vie » sub­siste. Il fan­tasme un peu « que quelqu’un trouve ce car­net dans la rue et puisse lire une par­tie de [son] his­toire ».

Plus pro­fon­dé­ment, tu nous relies à notre jar­din secret le plus enfoui, loin des faux-​semblants d’Instagram et ­com­pa­gnie. Écrire un jour­nal, c’est « retrou­ver l’idée qu’on peut dire des choses sans qu’on nous écoute tout de suite, comme c’est le cas sur les réseaux sociaux, souffle Pablo, sans être dans ce truc où notre pen­sée, notre inti­mi­té, peut être immé­dia­te­ment com­men­tée. » Un peu comme un pod­cast fait mai­son, où on pren­drait le temps de se dérou­ler soi et où notre his­toire suf­fi­rait pour réflé­chir et faire sens. En cela, t’es l’exact oppo­sé de ce que le psy­chiatre Serge Tisseron appelle l’« exti­mi­té », le désir de rendre l’intimité visible. Pour Édouard Boulon-​Cluzel, le créa­teur de la banque de la mémoire confi­née, c’est ce qui te rend d’autant plus néces­saire aujourd’hui. « Les Gafam [Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft, ndlr] ont fait de l’intime un mar­ché lucra­tif. On nous invite à nous racon­ter aujourd’hui. Le retour aux écri­tures intimes en est le mou­ve­ment inverse. C’est un retour au spon­ta­né. »

C’est comme ça que tu nous révèles à nous-​mêmes. Blandine de Caunes cite Kafka pour le signi­fier. « Il disait des livres qu’ils sont “la hache qui doit fendre la mer gelée en nous”. » L’écrivaine voit dans les jour­naux intimes un acte simi­laire, par lequel on pul­vé­rise nos bar­rières pour accé­der à nos secrets sous-​marins. « On a une idée de soi mais pas pré­cise, poursuit-​elle, un jour­nal vous per­met de vous voir avec l’œil du moment. » Ton corps de papier est mieux qu’un miroir. « C’est tou­jours bien de dis­cu­ter avec des amis, mais quand tu poses tes ques­tion­ne­ments ou tes idées sur papier, tu les VOIS », pré­cise Maya.

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© Camille Besse
Te lire

On ne fait pas que t’écrire. Que tu sois notre jour­nal ou celui de quelqu’un d’autre, on peut aus­si te lire. Se plon­ger en toi de la sorte, c’est, aux yeux de Blandine de Caunes, un vrai lien trans­gé­né­ra­tion­nel. Elle se pré­pare jus­te­ment à publier, au prin­temps 2021, l’un des jour­naux de sa mère, retrou­vé récem­ment dans la mai­son fami­liale. Un tré­sor « sur papier pelure, un peu dur à lire », que Benoîte Groult a écrit à quatre mains avec son com­pa­gnon de l’époque. En 2018, Blandine de Caunes a déjà publié Le Journal ­d’Irlande. Carnets de pêche et d’amour (éd. Grasset), dans lequel Benoîte Groult raconte sa vie, entre 1977 et 2003. « J’ai ado­ré cette expé­rience, confie Blandine de Caunes. Je n’ai rien décou­vert d’elle que je ne connais­sais pas, car on était très proches, mais je la retrou­vais ELLE, entière, vivante. »

À ses yeux d’autrice, tu sembles là encore plus puis­sant que l’écriture lit­té­raire. « Lire le jour­nal de quelqu’un, comme ceux de Gide, de Virginia Woolf ou de Sándor Márai [écri­vain hon­grois, prix du Journal intime 2019], c’est vivre d’autres vies. C’est entrer dans la tête ou le cœur de per­sonnes par­fois très éloi­gnées de nous, qui fonc­tionnent dif­fé­rem­ment, que l’on peut comprendre. »

Et puis te relire quand on t’a écrit nous-​mêmes, c’est accé­der à la mémoire de nos joies et de nos échecs qu’on a réus­si à sur­mon­ter. « En te reli­sant, tu constates ta pro­gres­sion, pour­suit Maya. En 2017, par exemple, j’ai eu mon per­mis après trois échecs et réus­si un concours la même semaine. Aujourd’hui, c’est acquis, mais voir qu’à l’époque c’était un truc de ouf pour moi, redé­cou­vrir cette joie folle, ça me rap­pelle mes vic­toires et me rend plus forte. » T’écrire, serait-​ce même une forme de care ? « Complètement », répond-​elle sans hési­ter. Pablo te décrit comme une « thé­ra­pie » (en moins cher, en plus !).

En fin de compte, petit jour­nal, t’es un outil d’empo­werment. Si on se connaît mieux grâce à toi, si on apprend à aimer nos pas­sés et à ava­ler les pré­sents dif­fi­ciles, c’est que t’as beau avoir un corps de papier, t’es un sou­tien de fer. 

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