De sa plume Sergent-Major, une vieille dame inonda un temps le pays de lettres de réclamation au style aussi truculent que naïf. Si elle acquit ainsi une certaine notoriété, personne ne l’ayant jamais rencontrée, le mystère plane sur son identité.

Ernestine Chassebœuf, née Troispoux. Si ce nom (truculent) ne vous dit rien, c’est que vous ne comptez pas encore parmi les heureux lecteurs de ses « lettres de rouspétance ». Cette nonagénaire graphomane envoyait des missives à travers la France pour pester ou réclamer. Tout y passait : du manque d’odeur du Chaussée aux Moines aux chéquiers illisibles de La Poste. À l’orée des années 2000, un petit éditeur publie sa correspondance, faisant du même coup d’Ernestine une star… que personne n’a jamais vue, même dans son village de Coutures ! En 2005, pfuit ! l’épistolière pose son stylo. Une rumeur officialise sa mort, une autre atteste qu’elle est partie jardiner dans le secret. Causette, droite dans ses bottes, a voulu démêler le vrai du faux. Voici l’énigme Ernestine résolue, enfin… presque !
Les indices pour retrouver Ernestine Chassebœuf se cachent dans ses lettres, alors on farfouille : elle radote sur ses maris morts, sa passion des points-cadeaux et sa voiturette à trois roues (la fameuse Mini Comtesse). Maigre pitance ! Ce que l’on tient pour certain, c’est qu’Ernestine Chassebœuf née Troispoux a vu le jour à Botz-en-Mauges, bourg du Maine-et-Loire de huit cents âmes. Alors, c’est parti, on met les gaz !

Georges Tharreau, conseiller municipal de Botz, nous accueille avec un large sourire : « Pour une fois qu’on parlait de Botz dans les journaux ! » se souvient-il. Les huit passages où Ernestine cite son village, Georges les a soigneusement consignés pour les afficher à la bibliothèque du village. La littérature n’est pas trop leur tasse de thé par ici, « mais, pour les lettres d’Ernestine, on avait organisé des lectures dans la salle communale ! » s’exclame Georges. Quand il nous ouvre les registres d’état civil, croyez-le ou non, pas de Troispoux ! Le mystère s’épaissit. Georges penche pour le canular : « Je pense savoir qui c’est : Rolland Halbert, le poète du coin. À La Meilleraie [à 8 kilomètres de là, ndlr], y a un gars qui sait. Mais il veut pas le dire. Monique, 75 ans au compteur, croyait à un moment que c’était moi, Ernestine ! » Ernestine, c’est tout le monde, on dirait !
Nous reprenons la route, les idées trottent dans nos têtes. Ernestine a‑t-elle menti sur son lieu de naissance ? C’est peut-être la « mystériose » (on est alors en pleine épidémie de listériose), ressasse-t-elle dans ses lettres, qui lui fait confondre les lieux et les dates… On fonce à Angers rencontrer son éditeur, Pierre Laurendeau. En voilà un qui l’a forcément rencontrée ! Le coquin éditeur est intarissable sur « sa vieille Ernestine ». Mais il ne divulguera pas son identité : c’est un pacte entre eux. Il s’en tient à quelques anecdotes qui pourraient nous servir. Un soir de 1999, avec ses amis les Davy, ils bavardent : « Tu as lu les lettres de cette vieille qui écrit partout ? lui demandent ces derniers. Elle est dans les courriers des lecteurs de Télérama et de Rustica, que c’est drôle ! Tout le monde se demande qui c’est ! »
« La bande à Laurendeau », ainsi formée, furète, débusque Ernestine et convainc cette dernière de lui confier sa correspondance, soigneusement consignée dans un classeur, pour la publier. La Brouette et les Deux[…]