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Nisa Villers Portrait présumé de madame Soustras laçant son chausson, 1802. Musée du Luxembourg

« Peintres femmes 1780–1830 » : une expo­si­tion sti­mu­lante, mais qui laisse sur sa faim

Causette est asso­ciée au site The Conversation, qui regroupe des articles de chercheur·euses de dif­fé­rentes uni­ver­si­tés et per­met à des médias de repu­blier les textes. Aujourd'hui la doc­to­rante en his­toire de l'art, Laure Nermel, nous parle de la très atten­due expo­si­tion Peintres femmes 1780–1830 au Musée du Luxembourg et de ses enjeux. 

Laure Nermel, Université Lille Nord Europe (ULNE)

Le confi­ne­ment et l’accélération de la trans­for­ma­tion numé­rique dans le domaine muséal ont-​ils véri­ta­ble­ment béné­fi­cié aux « femmes artistes » ? Depuis 2020, une foule d’initiatives se mul­ti­plient pour mettre la créa­tion fémi­nine en valeur : notices bio­gra­phiques, pod­casts, visio­con­fé­rences… Avec des résul­tats plus ou moins cohé­rents. Et au risque d’une caté­go­ri­sa­tion hasar­deuse, qui regroupe des plas­ti­ciennes aus­si diverses que Frida Kahlo, Artemisia Gentileschi et Camille Claudel. Selon cette optique, ce n’est ni la natio­na­li­té, ni l’époque, ni la pra­tique artis­tique qui rap­proche ces créa­trices, mais bien leur genre.

Difficile, donc, de se frayer un che­min dans la jungle des conte­nus dis­po­nibles en ligne, des publi­ca­tions spé­cia­li­sées aux récits repo­sant sur un cer­tain nombre de sté­réo­types, tan­tôt misé­ra­bi­listes (la fille de l’ombre, l’égérie puis la vic­time du « maître », l’héroïne au des­tin tra­gique), tan­tôt glo­ri­fi­ca­teurs (l’indépendante, la rebelle, le génie féminin).

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Une vue de l’exposition. Author provided

Très atten­due, l’ouverture de l’exposition « Peintres femmes 1780–1830 » au Musée du Luxembourg lais­sait pen­ser qu’une autre approche allait enfin être pro­po­sée au grand public. En évi­tant l’écueil de la tra­di­tion­nelle mono­gra­phie, l’exposition se penche sur les for­ma­tions, ate­liers et com­mu­nau­tés de peintres, depuis la fin de l’Ancien Régime jusqu’à la Monarchie de Juillet. Il s’agit d’une période où une pro­por­tion crois­sante de femmes inves­tissent l’espace de pro­duc­tion des beaux-​arts, ce qui attire les raille­ries, comme celle de l’abbé de Fontenay : « com­ment pourront-​elles trou­ver assez de temps pour être à la fois épouses soi­gneuses, mères tendres […] et peindre autant qu’il est néces­saire pour le faire bien ? » (Journal géné­ral de France n°71, 14 juin 1785).

Une démarche ambitieuse

70 œuvres de col­lec­tions publiques et pri­vées, fran­çaises et étran­gères, jalonnent un par­cours à la fois chro­no­lo­gique et thé­ma­tique. Le spec­ta­teur ne man­que­ra pas d’apprécier la scé­no­gra­phie épu­rée, l’éclairage presque zéni­thal et la cou­leur pas­tel des cimaises, qui mettent par­fai­te­ment en valeur les œuvres. En cette mati­née de semaine, il y avait un public assez varié – quoique très fémi­nin – où plu­sieurs géné­ra­tions étaient repré­sen­tées. C’était sti­mu­lant de voir des filles accom­pa­gner leurs mères, comme si ces tableaux, en par­ti­cu­lier, étaient pro­pices à une forme de transmission.

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Elisabeth Vigée-​Lebrun,
Autoportrait de l’artiste pei­gnant
le por­trait de l’impératrice Elisaveta Alexeevna,
1800, Musée de l’Ermitage.

La pre­mière sec­tion de l’exposition donne le ton. Elle nous invite à consi­dé­rer l’évolution du métier d’artiste au XVIIIe siècle, encore domi­né par l’Académie Royale de Peinture et de Sculpture, dont la fon­da­tion remon­tait à 1648. Il existe pour­tant des com­mu­nau­tés alter­na­tives, telle la Guilde de Saint-​Luc ou les ate­liers fami­liaux, mais les Académiciennes jouissent d’une recon­nais­sance et d’un pres­tige uniques. En témoigne la fameuse double récep­tion d’Élisabeth Vigée-​Lebrun et de sa rivale sup­po­sée, Adélaïde Labille-​Guiard, en 1783.

Au départ, le jury était plus favo­rable à l’admission de cette ancienne élève de François Vincent. Vigée-​Lebrun, de son côté, était des­ser­vie par la pro­fes­sion de son mari, mar­chand de tableaux, mais elle put faire jouer ses contacts auprès de la cour et comp­ter sur le sou­tien de Marie-​Antoinette. À la suite de cet évé­ne­ment, le quo­ta de 4 femmes à l’Académie est réta­bli. Avec la sup­pres­sion de la cor­po­ra­tion de Saint-​Luc en 1777, l’Académie reven­dique le mono­pole de l’exercice des arts libé­raux. Ces pri­vi­lèges volent en éclat au moment de sa dis­so­lu­tion par les révo­lu­tion­naires en 1793.

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Adrienne Marie Louise Grandpierre Deverzy, L’atelier d’Abel de Pujol, 1822, Musée Marmottan Monet.

Ce n’est donc pas un hasard si l’exposition com­mence par une gale­rie d’(auto)portraits. Ces toiles, qui reposent sur un ensemble de motifs récur­rents, ont des allures de mani­feste : les plas­ti­ciennes se repré­sentent au tra­vail, avec leurs outils en main. Rosalie Filleul regarde direc­te­ment le spec­ta­teur alors qu’elle est en train de mélan­ger les pig­ments sur sa palette, tan­dis que Marie-​Guillemine Benoist rend hom­mage à son maître dans son Autoportrait copiant le Bélisaire et l’enfant à mi-​corps de David.

C’est cette idée de réseaux qu’on retrouve dans la sec­tion dédiée à l’apprentissage. Des peintres à la car­rière déjà bien éta­blie ouvrent leurs ate­liers aux femmes, comme Jacques-​Louis David, Jean‑Baptiste Greuze, mais aus­si Hortense Haudebourt-​Lescot et Catherine Cogniet. Les femmes peuvent expo­ser au Salon de la Correspondance et les talents en deve­nir, au Salon de la Jeunesse. De extraits d’archive (mémoires, cri­tique d’art, presse) docu­mentent l’effervescence de l’époque : « Il fal­lait voir ces groupes ani­més […] ne quit­tant le pin­ceau que pour char­ger la palette […] Celles-​là, c’étaient des artistes » (Albertine Clément-​Hemery, Souvenirs de 1793 à 1794).

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Hortense Haudebourt Lescot,
Portrait de l’artiste, 1825,
Musée du Louvre.

Le pas­sage au XIXe siècle amorce de pro­fondes muta­tions aux plans socié­tal et cultu­rel. Les créa­trices qui ne sont pas issues d’un milieu artis­tique ou aris­to­cra­tique se font de plus en plus nom­breuses. C’est le cas de Marie-​Geneviève Bouliard, fille de cou­tu­rier, ou encore de Marie-​Gabrielle Capet, fille de domes­tique. Il n’en demeure pas moins que cette France post­ré­vo­lu­tion­naire, dont la bour­geoi­sie flo­ris­sante est la grande gagnante, limite la pra­tique artis­tique des femmes : l’École des Beaux-​Arts leur fer­me­ra ses portes en 1825. Elles tentent leur chance au Salon du Louvre, l’incontournable ins­ti­tu­tion offi­cielle pour acqué­rir une renom­mée et des commandes.

Quant aux genres pic­tu­raux, cer­tains sont consi­dé­rés comme étant l’apanage de carac­té­ris­tiques « nobles » ou « mas­cu­lines », même si plu­sieurs créa­trices, telle Angélique Mongez, connurent le suc­cès en dépei­gnant le nu et des scènes héroïques ins­pi­rées de l’Antiquité. En réa­li­té, la pein­ture d’histoire ne ren­contre plus tant les faveurs du public, qui se prend de pas­sion pour le pay­sage et les sujets de la vie quotidienne.

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En face : Angélique Mongez, Mars et Vénus, 1841, Musée des Beaux-​Arts d’Angers.
De l’exceptionnelle à l'artiste normale 

C’est en res­tant sur sa faim que le spec­ta­teur ter­mi­ne­ra son par­cours, avec une salle qui, mal­gré sa volon­té de mettre en valeur une majo­ri­té de copistes très actives sur la scène artis­tique, reprend à peu de choses près le pro­pos tenu en intro­duc­tion. Affirmation de soi, auto­por­traits, bana­li­sa­tion de l’image de la plas­ti­cienne, ces thé­ma­tiques qui reviennent comme une lita­nie ne par­viennent pas vrai­ment à contre­dire les idées reçues encore acco­lées aux artistes femmes. Si l’exposition entend récu­ser à la fois le « rai­son­ne­ment cir­cu­laire autour du ‘fémi­nin’ » et le « concept rhé­to­rique de gran­deur », il en résulte néan­moins une impres­sion de catalogage.

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Marie-​Victoire Jacquotot,
La Sainte Famille d’après Raphaël, 1825,
Manufacture de Sèvres. Author provided

Une pers­pec­tive trans­ver­sale, sur un sujet si com­plexe qui semble pour­tant séduire cher­cheurs, musées et ama­teurs d’art depuis quelques années, aurait néces­si­té une ana­lyse plus pous­sée des échanges artis­tiques. En fait, c’est sur­tout le cata­logue qui rend compte des liens de créa­trices, comme ceux qui se tissent entre Louise-​Joséphine Sarazin de Belmont, Augustine Dufresne et la sculp­trice Félicie de Fauveau. C’est impor­tant, dans la mesure où les toiles de la pay­sa­giste expo­sées actuel­le­ment sont exé­cu­tées en Italie, au moment de son « Grand Tour » pour y par­faire son édu­ca­tion artis­tique. Elle y voyage avec ses deux amies, alors que le milieu du XIXe siècle relègue les femmes de bonne famille au sein du foyer, de la sphère privée.

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Louise-​Joséphine Sarazin de Belmont, Naples, vue du Pausilippe, 1842–1859, Musée des Augustins.

Dès lors, dans la par­tie « dilet­tantes ou pro­fes­sion­nelles », on peut s’étonner du manque d’explications sur les tech­niques de des­sin et de repré­sen­ta­tion, si cru­ciales non seule­ment à la for­ma­tion mais aus­si aux loi­sirs des classes moyennes supé­rieures. Un accro­chage avec une plus grande diver­si­té de genres pic­tu­raux – natures mortes, aqua­relles cro­quées en plein air et scènes fami­liales, toutes qua­li­fiées de typi­que­ment « fémi­nines » à l’époque – et mon­trant les dif­fé­rentes étapes de pré­pa­ra­tion d’un tableau de che­va­let (de l’esquisse à la toile) aurait été, à mon sens, plus appro­prié. Ces réflexions auraient don­né matière à une étude appro­fon­die des œuvres et de leur com­po­si­tion, s’écartant du simple com­men­taire des­crip­tif, qu’il soit bio­gra­phique ou sociologique.

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Marie-​Victoire Lemoine,
Marie-​Geneviève Lemoine et sa fille,
1802, gale­rie Eric-Coatalem.

Le style et les termes employés au sein de l’exposition, aus­si, donnent matière à pen­ser. On parle du « com­bat » de ces peintres « qui est le nôtre », comme si elles s’étaient sou­le­vées d’un front com­mun face à l’adversité. Or seule­ment quelques-​unes d’entre elles (Adélaïde Labille-​Guiard, Nanine Vallain) ont eu un enga­ge­ment poli­tique à pro­pre­ment par­ler, qu’on dési­gne­rait aujourd’hui sous l’étiquette ana­chro­nique de « fémi­niste ». Des envo­lées lyriques du type « ouvrons notre curio­si­té » ou « redon­nons voix aux contro­verses et à la mul­ti­pli­ci­té » sonnent ain­si plus comme des slo­gans de cam­pagne qu’une invi­ta­tion à la réflexion.

Quelle sur­prise, à ce titre, de ne pas voir men­tion­nés des tra­vaux fon­da­teurs en études de genre (Linda Nochlin, Mary D. Garrard, Norma Broude), qui étaient bien évo­quées lors de la rétros­pec­tive consa­crée à Berthe Morisot en 2019.

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Une peintre active sous la Révolution
cri­ti­quant ouver­te­ment l’enseignement aca­dé­mique : Nanine Vallain
(ici Portrait de jeune femme avec un agneau, 1788,
Musée Cognacq-​Jay)

Pour la période concer­née, il n’est guère pos­sible de faire l’impasse sur l’exposition « From Royalists to Romantics » du National Museum of Women in the Arts de Washington en 2012, com­po­sée de 77 pein­tures, gra­vures et sculp­tures pro­ve­nant de col­lec­tions publiques fran­çaises, prin­ci­pa­le­ment du Louvre et du Château de Versailles. D’ailleurs, pour­quoi ne pas avoir tra­duit les car­tels et pan­neaux expli­ca­tifs, quand on sait que la recherche anglo­phone est tel­le­ment pion­nière en la matière ?

C’est dans le cata­logue qu’il fau­dra aller pui­ser toutes ces infor­ma­tions man­quantes. Il n’est pas don­né (40€ !), mais les étudiant·e·s en his­toire de l’art le trou­ve­ront dans la plu­part des biblio­thèques uni­ver­si­taires de France, ain­si qu’à celle de l’INHA. L’exposition a au moins le mérite de rendre ces peintres, connues et moins connues, plus fami­lières du public, qui aura peut-​être envie d’en apprendre plus à leur sujet. En atten­dant une pro­chaine expo­si­tion plus four­nie au Musée du Louvre, qui sait.


L’exposition « Peintres femmes » est pro­lon­gée jusqu’au 25 juillet.

La Réunion des Musées Nationaux a éga­le­ment mis à dis­po­si­tion un MOOC gra­tuit sur les artistes femmes.

Cet article est repu­blié à par­tir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article ori­gi­nal.

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