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Fausses couches, vrais silences

Les fausses couches pré­coces, qui sur­viennent avant la fin du pre­mier tri­mestre, concernent une femme sur quatre. Elles font donc par­tie inté­grante de la vie pro­créa­tive. Pourtant, cette inter­rup­tion invo­lon­taire de gros­sesse est encore très sou­vent vécue comme un échec pla­cé sous le sceau du secret.

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© Mirko Cresta pour Causette

Avant les trois pre­miers mois, sur­tout, on ne dit rien ! Il faut aller vomir dis­crè­te­ment aux toi­lettes, vider son verre de vin en douce dans celui de son homme ou de sa femme, mettre des pulls larges au bureau. Toute une petite logis­tique bien com­pli­quée. Pourquoi ? Au cas où l’on ferait une fausse couche, bien sûr. Mais tout ce mys­tère est-​il bien néces­saire ? Non, selon le pédo­psy­chiatre Stéphane Clerget 1, pour qui cette règle « ver­rouille la parole, pose un inter­dit au cha­grin, que l’on ne peut pas mon­trer si jamais la gros­sesse ne marche pas ». Pour lui, « il faut faire sau­ter ce non-​dit, qui ren­force un tabou inutile et l’annoncer avant trois mois, en par­lant bien d’embryon ou de futur bébé, mais pas de bébé, car ce n’en est pas encore un à ce stade de la gros­sesse ». D’autant que les fausses couches font plei­ne­ment par­tie de la vie pro­créa­tive d’une femme. Durant le pre­mier tri­mestre, ces inter­rup­tions invo­lon­taires de gros­sesse sur­viennent chez une femme sur quatre, environ.

Sélection natu­relle

Pour les méde­cins qui y sont confron­tés tous les jours, les fausses couches sont banales, voire posi­tives, puisqu’elles veulent dire qu’une sélec­tion natu­relle s’opère. En effet, « les causes prin­ci­pales sont des ano­ma­lies chro­mo­so­miques com­plexes », explique Paul Châtel, gyné­co­logue obs­té­tri­cien à Paris. « Je ne dis jamais aux femmes enceintes de ne pas en par­ler avant trois mois. Je leur conseille au contraire d’en infor­mer les gens auprès de qui elles se sen­ti­ront éga­le­ment à l’aise d’annoncer une fausse couche si elle sur­vient. Souvent, les patientes pensent qu’elles ont per­du un bébé, je leur rap­pelle que ce n’était pas viable, pas fait pour évo­luer. Pour qu’une gros­sesse suive son cours, il faut qu’une foule de choses fonc­tionnent bien. Donc je leur explique qu’une fausse couche nous donne éga­le­ment des infor­ma­tions de bon fonc­tion­ne­ment. » Si, comme lui, cer­tains gyné­co­logues de ville peuvent détailler et expli­quer les choses à leurs patientes, ce n’est pas tou­jours le cas à l’hôpital. « Faute de temps, il peut leur arri­ver de bana­li­ser la chose », ajoute le méde­cin. Expliquer, notam­ment, les rai­sons phy­sio­lo­giques d’une fausse couche aide­rait pour­tant à mieux dédra­ma­ti­ser l’événement.

Car, pour des femmes qui se sont pro­je­tées dans leur gros­sesse, cela peut s’avérer un vrai trau­ma­tisme : 39 % de celles qui ont expé­ri­men­té une fausse couche ont des symp­tômes de stress post-​traumatique trois mois après l’événement, selon une étude pilote anglaise. « J’ai vu, en pro­ces­sus de pro­créa­tion médi­ca­le­ment assis­tée, des fausses couches vécues comme la perte d’un bébé. À un même nombre de semaines de gros­sesse, d’autres femmes ne savent même pas qu’elles sont enceintes. Il y a un che­min d’acceptation face à ce renon­ce­ment, cette tra­jec­toire modi­fiée », ana­lyse la psy­cho­logue, spé­cia­li­sée en péri­na­ta­li­té, Nathalie Lancelin-​Huin 2. À sept semaines de gros­sesse, Tiphaine, 31 ans, a dû être hos­pi­ta­li­sée aux urgences après des pertes de sang. On lui a annon­cé, sans ména­ge­ment, qu’elle atten­dait des jumeaux, mais qu’ils avaient ces­sé de se déve­lop­per. « On m’a mise dans une chambre avec des femmes qui venaient d’accoucher. J’entendais les cris des nouveaux-né·es, alors que je me vidais de mon sang. Je me suis sen­tie comme un bout de viande, il n’y avait aucune empathie. »

Les méde­cins com­mencent tou­te­fois à prendre conscience du pro­blème. « Il existe un déca­lage, auquel il faut être vigi­lant, entre le point de vue médi­cal et ce que vivent les patientes », confirme le pro­fes­seur Bernard Hédon, spé­cia­liste en gyné­co­lo­gie obs­té­trique au CHU de Montpellier (Hérault). Si le Collège des gyné­co­logues obs­té­tri­ciens revoit régu­liè­re­ment ses recom­man­da­tions sur le trai­te­ment médi­cal des fausses couches, il n’a jamais publié une ligne sur son aspect psychologique.

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© Mirko Cresta pour Causette
Ne pas « jouer les oiseaux de mau­vaise augure »

La jeune géné­ra­tion, dont fait par­tie le doc­teur Paul Châtel, semble plus sen­sible à ces ques­tions. Lorsque l’on s’étonne que le risque de fausse couche ne fasse pas par­tie des infor­ma­tions four­nies aux patientes dési­reuses de pro­créer, ce der­nier estime que le sujet est com­plexe : « Comme elles, nous avons envie que cela fonc­tionne, nous n’allons donc pas jouer les oiseaux de mau­vais augure. Si je com­men­çais à énu­mé­rer tous les risques, je me retrou­ve­rais à expli­quer les dix-​sept façons dont on peut mou­rir en couches, etc. Mais c’est une vraie ques­tion : est-​ce à la socié­té de mieux infor­mer ? Aux femmes de deman­der ? Aux méde­cins d’en par­ler ? Parfois, je me dis qu’il y a un manque de com­mu­ni­ca­tion entre les femmes là-dessus. »

Le fait est que le phé­no­mène phy­sique de la fausse couche est tota­le­ment incon­nu des femmes jusqu’à ce que cela leur arrive. Normal, per­sonne n’en parle ! Après des sai­gne­ments inquié­tants, Malika 3, 37 ans, a appris à la cli­nique que sa gros­sesse s’était inter­rom­pue : « Le gyné­co m’a don­né des médi­ca­ments pour éva­cuer l’embryon, en me disant sim­ple­ment que ça allait faire “un peu mal”. Mais ça a duré trois jours de contrac­tions et de dou­leurs hor­ribles, aux­quelles je ne m’attendais pas. Un jour, j’ai sen­ti que quelque chose sor­tait, j’ai eu un gros choc, je l’ai pris dans les mains, regar­dé, je me deman­dais quoi faire, je l’ai remis dans les toi­lettes et j’ai tiré la chasse d’eau. C’est mon pro­jet de bébé que j’ai mis dans les toi­lettes. J’aurais vou­lu que l’on me pré­vienne : ce qui allait sor­tir, la taille, les détails tech­niques. » Ne pas com­prendre ce qui lui arri­vait phy­si­que­ment n’a fait qu’amplifier son anxié­té. En prime, Malika s’est sen­tie très seule, incom­prise dans sa dou­leur. « J’ai eu l’impression que per­sonne n’en par­lait, comme si ce n’était pas grave. »

De la souf­france à la honte

Les méde­cins ne com­mu­niquent pas sur les fausses couches, mais les femmes ne s’en parlent pas non plus. « Elles ne sont pas tendres entre elles, tranche car­ré­ment le pédo­psy­chiatre Stéphane Clerget. Les copines, les mères ou belles-​mères, même si elles sont pas­sées par là, prônent sou­vent la men­ta­li­té du bon petit sol­dat : on encaisse et on ne se plaint pas. » Du coup, à force de pas­ser la souf­france sous silence, elle se trans­forme en honte. La femme qui n’a pas « réus­si » à gar­der son embryon vit cela comme un échec. Forcément, si per­sonne ne dit jamais rien des ratés, on ne voit que les réussites !

« Il y a une injonc­tion socié­tale forte à la per­for­mance, une com­pé­ti­tion très intense à la réus­site pro­créa­tive », confirme le doc­teur Paul Châtel. Quand les femmes tombent enceintes rapi­de­ment, sans même s’en rendre compte, elles s’en féli­citent. « Moi, je demande à ces patientes, qui n’ont pas eu de mal, d’être dis­crètes, car elles ont for­cé­ment dans leur entou­rage une femme qui essaye depuis long­temps d’avoir un enfant. » Et qui n’en parle pas. Plutôt que de reti­rer une fier­té de papesse au fait d’être tom­bée enceinte plus vite que les autres, il serait sain de par­ler entre soi et publi­que­ment des fausses couches qui sur­viennent si fréquemment.

Bien sou­vent, les couples qui vivent une fausse couche se sentent très iso­lés. Avant que ça ne lui arrive, Paola, 32 ans, pen­sait que per­sonne autour d’elle n’avait connu la même chose. Pourtant, quand elle a dû par­ler de sa fausse couche à ses très proches, elle a réa­li­sé que c’était cou­rant. « Nous avons appris à cette occa­sion que ma belle-​mère en avait fait deux. C’était arri­vé aus­si à plu­sieurs amies qui ne me l’avaient jamais dit. » De nou­veau enceinte, Paola n’a pas échap­pé à quelques réflexions désa­gréables du type : « Cette fois, vous ferez atten­tion. » Comme si elle était res­pon­sable de son sort !

Pourtant, les fausses couches pré­coces ont tou­jours exis­té. Autrefois, on ne les dis­tin­guait pas for­cé­ment des règles, elles fai­saient par­tie du cycle nor­mal de la vie pro­créa­tive des femmes. Elles sont deve­nues un tabou depuis l’arrivée des écho­gra­phies ultra­poin­tues. Presque tous les gyné­co­logues ont désor­mais un écho­graphe dans leur cabi­net et peuvent faire une écho de data­tion aux pré­mices de la gros­sesse. Ce qui per­met de visua­li­ser les choses très concrè­te­ment à un stade très pré­coce. Jérôme, 47 ans, a car­ré­ment arrê­té d’assister aux écho­gra­phies. Sa femme Olga a subi deux fausses couches avant ses deux enfants. « Je n’ai jamais aimé cela. Je trou­vais que cela don­nait de l’importance à ce qui n’était encore qu’une “larve”. Je suis pro-​IVG, je ne vou­lais pas faire un humain de ce qui n’était qu’un pro­jet. Mais la tech­no­lo­gie rend tan­gible, pal­pable, le bébé en deve­nir. » À l’heure où toutes nos vies sont pro­gram­mées, où l’on veut tout, tout de suite, la gros­sesse se pla­ni­fie pré­ci­sé­ment. Quand elle n’arrive pas en temps vou­lu, on l’interprète comme une défaite. Une rai­son de plus de bri­ser une omer­ta bien inutile. 


1. Quel âge aurait-​il aujourd’hui ? Le tabou des gros­sesses inter­rom­pues,
de Stéphane Clerget. Éd. Fayard, 2007.
2. Traverser l’épreuve d’une gros­sesse inter­rom­pue. Fausse couche, IMG,
mort fœtale in ute­ro,
de Nathalie Lancelin-​Huin. Éd. Josette Lyon, 2016.
3. Le pré­nom a été modifié.

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